Une mère et sa fille entretiennent des rapports
forcément complexes et emprunts de complicité.
Jusqu'où ce lien procure t-il des bénéfices
? Faut-il savoir s'en protéger ? Les réponses
d'une psychanalyste qui a étudié la question.
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Doris Louise Haineault, psychanalyste.
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Les filles souhaitent-elles souvent ressembler
à leur mère ?
C'est très courant ! Dans l'inconscient
collectif, tout pousse les petites filles à s'identifier
à leur mère. Elles font comme elles, pensent
comme elle, rêvent comme elle... Cette phase est essentielle
dans la construction psychique de chaque enfant. Cette projection
s'accentue si mère et fille se ressemblent beaucoup
physiquement. Normalement, à l'adolescence (parfois
un peu plus tard), la jeune femme opère un changement
: elle découvre ses propres goûts, avis, envies
et devient ce qu'elle veut, indépendamment de sa
maman.
Vous sous-entendez que certaines femmes
ne parviennent jamais à devenir "autre"
que leur mère ?
Si cette séparation n'a pas lieu,
c'est en effet un problème. Certaines mères
projettent en leur fille un idéal. C'est encore plus
fort quand elles n'ont pas atteint leurs objectifs personnels
et veulent combler leurs manques par l'intermédiaire
de leur enfant. Ou qu'elles n'ont pas eu elles-mêmes
l'attention d'une mère et la cherchent dans leur
relation avec leur fille.
Ainsi, je vois des filles qui mènent la vie d'une
autre, celle que leur invente leur mère en l'occurrence,
très longtemps. Dans ces cas-là, la dépression
pointe vite le bout de son nez. Déconnectées
d'elles-mêmes, ces femmes reproduisent parfois même
le schéma dans leur propre couple avec un homme qu'elles
ont choisi car il ressemblait à leur mère...
Elles déclarent : "Je ne fais pas ce que j'aime.
Je passe après tout le monde" ; et reprochent
à leur conjoint ce qu'elles n'ont jamais pu face
à leur mère. Cela engendre beaucoup de disputes
et même de sérieux "clashs".
Quel conseil donneriez-vous aux mères
qui craignent d'agir de cette manière ?
Elles doivent comprendre qu'aimer sa fille,
ce n'est pas la diriger mais la laisser s'épanouir,
l'aider à se découvrir et à devenir
quelqu'un d'autre.
Et par conséquent, qu'elles doivent apprendre à
cultiver leur vie de femme en dehors de leur vie de mère
à travers leur vie privée, professionnelle
et/ou leurs activités. Bref, qu'elles doivent réussir
à se combler elles-mêmes d'un point de vue
psychique. Quant à leurs filles, il faut les encourager
à trouver de la satisfaction en elle-même,
du plaisir dans leur corps, de la réussite intellectuelle,
une forme de fierté de soi qui permet de se construire
en dehors de leur mère.
"Vouloir devenir le contraire de l'autre
ce n'est pas non plus vouloir devenir soi" |
Mais la complicité mère-fille
ne traduit pas forcément une relation malsaine ?
Non, bien sûr. Il est tout à
fait courant et réjouissant de voir que mères
et filles, de par leurs ressemblances et toutes les sensations
-y compris physiques- qu'elles partagent, sont amenées
à se rapprocher, à se faire des confidences,
à rire ensemble, bref à connaître des
moments de fusion. C'est particulièrement le cas
au moment de la puberté et de la grossesse.
Quel rôle joue le père dans
ce rapport ?
Le père représente l'ailleurs,
l'altérité et permet à la fille de
s'extraire du cocon maternel, de s'en détacher, de
s'en arracher. D'où les complications lorsqu'il est
absent -au sens propre comme figuré- de l'environnement
de l'enfant. Il faut alors que la fille trouve d'autres
modèles masculins en la personne d'un frère,
d'un ami, d'un oncle, d'un grand-père, peu importe.
Et que sa mère le permette...
Pourquoi tant de disputes mère-fille
éclatent à l'adolescence ?
Au moment de se détacher de leur
mère, les filles préfèrent parfois
cultiver une rage, une colère à l'encontre
de leur maman qui finalement leur permet de rester avec
elle dans un confort difficile à quitter. C'est par
exemple le cas des filles qui font tout pour ne pas ressembler
à leur mère. Vouloir devenir le contraire
de l'autre ce n'est pas non plus vouloir devenir soi. En
revanche, ce mouvement peut aider à prendre du recul.
Mais ce sont les études, les rencontres, l'affection
du père qui parviennent en général
à faire le poids, à tirer la fille vers l'extérieur.
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A lire |
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- Fusion mère-fille, s'en sortir
ou y laisser sa peau
Doris-Louise Haineault
Éditions PUF
110 pages
Consultez
les librairies
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Comment faire pour que la complicité
mère-fille ne devienne pas toxique ?
Si la mère laisse sa fille choisir
sa voie, l'aide et la soutient sans la juger ou décider
à sa place, lui donne suffisamment d'ouverture, la
relation ne sera pas exclusive et donc forcément
moins dangereuse pour l'équilibre de la fille. Si
"le mal est fait", je conseille aux femmes de
consulter un psy pour se sortir de ce lien étouffant
et cesser de répéter ce rapport fusionnel,
même si c'est inconscient.
Depuis quelque temps, la mode vante la
complicité mère-fille. Qu'en pensez-vous ?
Bien sûr, cela peut devenir un jeu,
s'habiller pareil le temps d'une fête par exemple.
Mais en dehors de l'anecdote, je trouve cette tendance assez
grave, autant pour la fille que pour la mère. La
publicité et les médias renforcent la croyance
selon laquelle mère et fille doivent être des
copies conformes alors que bon nombre de femmes luttent
pour sortir de ce schéma. Cela va à l'encontre
d'un mouvement d'individualisation, d'affirmation de soi
et pousse à l'identique, à la répétition.
Sans compter que cela laisse la mère croire qu'elle
peut vivre comme sa fille : rester aussi jeune, aussi belle,
se mettre en concurrence, bref l'empêcher d'exister
autrement qu'en étant son double.