"Ce qui m'a frappée, c'est l'ambivalence des femmes battues, leur peur"

Sarah Lebas est la réalisatrice du formidable documentaire "Violences conjugales : parler pour renaître" diffusé sur France 3 le 13 janvier 2014 à 20h45. Elle se confie sur les difficultés, ses émotions et espoirs au terme de ces neuf mois d'enquête.

En vidéo : voir un extrait du documentaire ci-dessous. 
En direct ou en replay : voir et revoir ce documentaire sur Pluzz.

Comment se construit une telle enquête ? 

Sarah Lebas : L'idée est née du dernier film que j'ai réalisé sur une brigade de protection de la famille. Durant  la première séquence, on voit une femme tailladée de l'oreille à la bouche par son mari. Nous avons creusé cette piste. Avec mon coréalisateur, Laurent Dy, nous sommes passés par des structures associatives, des avocats spécialisés, des institutions... Après le repérage des différentes structures, nous avons passé une soirée dans le centre d'appel pour femmes en grand danger, le numéro 39 19.

Vie dans un foyer d'urgence, moments d'intimité avec les victimes... Quelles ont été les principales difficultés du tournage ?

S.L. : Le plus difficile a été de trouver des femmes qui acceptent de témoigner. Ces femmes sont fragiles, la plupart ont reçu des coups avant et pendant le tournage. Mais leur histoire de couple fut aussi, à une autre époque, une véritable et belle histoire d'amour avec leur compagnon, souvent père de leurs enfants.

Cette fragilité est perceptible très vite. Je me souviens d'un cameraman qui a posé la main sur l'épaule de l'une d'elles : elle a fait un bond d'un mètre. Je me souviens aussi quand Anne, l'une de femmes qui témoigne à visage découvert, arrive au foyer pour demander de l'aide. J'ai failli pleurer. J'avais peur pour elle. Elle était extrêmement touchante. Il fallait être rassurant, et aussi évaluer les risques. Celles qui acceptent de montrer leur visage dans le film l'ont toutes visionné avant la diffusion, comme la plupart des femmes que l'on a suivi d'ailleurs (Anne, Julie, Céline, les écoutantes de l'association Sedire...). 

Qu'est-ce qui vous a le plus marqué ? 

S.L. : C'est l'ambivalence de ces femmes, et cette peur... Elles restent avec leur compagnon, mais elles sont terrorisées. Cela ressemble à une addiction, une dépendance. Elles ont mal mais ont besoin d'y retourner. Dans le documentaire, on peut voir une femme à qui l'on remet un téléphone d'urgence. Une peur pareille dans les yeux de quelqu'un, je n'avais jamais vu ça... Elle avait peur de mourir. Il faut bien se dire que ces femmes ont peur tous les jours de rentrer chez elles. Il faut casser ce préjugé qui dit "Il faut partir à la première claque". C'est ultra culpabilisant et ce n'est pas si simple. Les spécialistes disent d'ailleurs souvent que c'est au bout de trois ou quatre départs pour quitter réellement leur conjoint violent. 

Ce qui m'a aussi beaucoup marqué, ce sont les avancées, notamment sur la prise en charge des hommes. Désormais, ils peuvent être évacués, extraits de leur domicile et intégrés à des groupes thérapeutiques. Le Conseil de l'Europe en a fait une priorité. Une façon de prendre le mal à la racine. Ensuite, il reste la question des enfants : c'est souvent ce qui fait rester la femme près d'un homme violent, mais c'est aussi le déclencheur de la prise de parole.

Julie Bissiau, la référente en violence conjugale que vous suivez tout au long du documentaire, considère qu'il y a encore des manques en ressources  et structures spécialisées. Qu'en pensez-vous ? 

S.L. : L'urgence ne suffit pas, c'est vrai. L'association "Se Dire", par exemple, accompagne des femmes pendant des années. Il y a différentes formes de violences conjugales, et pas seulement des coups. Le harcèlement moral en fait partie, et il faut savoir accompagner et déceler les femmes qui en sont victimes, même après l'urgence. On voit bien dans le documentaire que Julie Bissiau est joignable 24h sur 24 sur son portable, accompagne les femmes à la mairie, chez le médecin, au tribunal... C'est un travail de tous les instants. Il y a un vrai besoin de ressources et d'expertise. On ne s'improvise pas spécialiste des violences conjugales.

Le gouvernement a mis en place un plan de lutte contre les violences faites aux femmes. Que pensez-vous de l'évolution de la situation ? 

S.L. : Maintenant, la femme n'est plus accueillie comme il y a 10 ans. Déjà, ce sont surtout des femmes qui accueillent, et le discours entendu pendant des années, "celle-ci dépose une plainte mais elle va y retourner", n'existe presque plus. Une chose m'a beaucoup marquée : les associations sont particulièrement actives dans le Nord, on a le sentiment qu'ils sont très en avance au niveau social sur le reste de la France. Les réseaux sont serrés, les informations passent très vite. Les avocats sont presque tous spécialisés. Dans les foyers d'urgence, les femmes ne sont pas des caricatures de militantes ou de féministes, ce sont des femmes qui savent écouter, accompagner. Leur but ultime est que ces femmes puissent à nouveau vivre une vie sans coups. Mieux, une histoire d'amour.

Des moments d'euphorie, d'espoir ? 

S.L. : Oui, il y en a eu. Quand les enfants d'Anne (femme que son mari battait depuis 4 ans dans le secret, NDLR) se mettent à rire et qu'elle reprend du poids. Après son installation dans un nouvel appartement, nous l'avons retrouvée physiquement transformée. Nous étions tellement loin de ça... C'est bien la preuve qu'il est possible de s'en sortir. Je me souviens aussi de Rheuria, une écoutante de l'association "Se dire" depuis dix ans, qui a fait de cette devise son combat : "ne jamais laisser les femmes quitter mon bureau sans les faire rire". Elle gagne à chaque fois.

Voir un extrait du documentaire "Violences conjugales, parler pour renaître", de Sarah Lebas et Laurent Dy :

"Violences conjugales, parler pour renaître : introduction"

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