Le Mexique, ce pays où les femmes sont tuées dans l'indifférence

Depuis des années, le Mexique subit l'horreur : des femmes sont exécutées par milliers et en silence. Un féminicide est en cours sans que personne ne s'en alerte. Le journaliste Humberto Padgett a osé mettre en lumière cette honte nationale, où l'Etat est coupable de laxisme.

L'ombre de Ciudad Juárez plane encore sur le Mexique. Cette ville à la frontière américaine est tristement célèbre pour les milliers de femmes qui y ont trouvé la mort, sans raison apparente, il y a dix ans. L'histoire avait provoqué un scandale planétaire et depuis, le pays évoque encore fréquemment ce massacre de masse. En 2014, un autre drame machiste entache la nation. Dans l'Etat de Mexico (équivalent à un département en France), entre 2000 et 2009, plus de 2 000 femmes ont été tuées en toute impunité avec comme mobile un sexisme toujours plus présent, toujours plus dangereux.

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Las Muertas del Estado © Grijalbo

L'Etat de Mexico serait-il en train de devenir la nouvelle capitale des féminicides ? Humberto Padgett, journaliste mexicain, s'est penché sur la question. Pendant six ans, il a enquêté en binôme avec le photojournaliste Eduardo Loza. Ils ont recoupé les chiffres officiels, analysé la situation. Dans leur livre Les mortes de l'Etat, il font un constat effrayant. "Ce qui se passe dans l'Etat de Mexico est pire que ce que nous avons observé à Ciudad Juárez", regrette Humberto Padgett. Le féminicide en cours aurait fait 10 fois plus de victimes. Comme comparaison funeste, à l'époque, les femmes de Ciudad Juárez étaient abattues par arme à feu, dans la rue. Les "mortes de l'Etat", dont les deux hommes dressent le portrait dans leur ouvrage, sont tuées par étranglement, suffocation ou noyade et leurs corps sont "jetés comme des déchets". Les coupables ? Des proches, dans la plupart des cas : maris, amants ou fiancés, qui abandonnent le cadavre de leur compagne dans l'indifférence...

Machisme et "somnambulisme"

Ce massacre banalisé trouve une explication dans l'indéniable violence envers les femmes. "[Elle] est présente d'une façon généralisée dans la société mexicaine", signale le journaliste. A tel point que le cercle proche n'est pas épargné. Selon ses recherches et sans grande surprise, c'est dans l'Etat de Mexico que l'on trouve le plus haut taux d'agressions intrafamiliales. Peu importe la région ou le niveau de développement des municipalités : "Cela peut arriver dans des endroits avec un taux de développement similaire à des pays européens comme la Pologne ou bien dans des communautés avec une forte population indigène."

La froideur de ces exécutions n'a l'air d'ébranler personne. Au Mexique, la presse sensationnaliste contribue à la banalisation des meurtres. Il n'est pas rare de trouver dans ces pages des images de victimes couvertes de sang, à moitié nues. Le tout ponctué d'intitulés chocs, comme "violées". Ces images insoutenables côtoient des clichés de top-models ou d'autres femmes agréables à regarder. Une proximité qui a tendance à dédramatiser l'horreur. "Il existe une anesthésie contre la violence qui nous consume. J'imagine les Mexicains qui avancent comme des somnambules, qui se déplacent les yeux ouverts sans réagir, déplore Humberto Padgett. Cela montre que le pays a perdu l'élément essentiel qui permet le bon acheminement de la société."

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Hommage à une Mexicaine tuée, à Toluca, au mois de mai © Humberto Padgett

Un féminicide institutionnel

L'indifférence de la société, le sexisme encore présent et l'impunité des autorités n'ont pas contribué à lutter contre cette situation dramatique. Seul un meurtrier sur dix est condamné. Si les chiffres sont là, ils ne semblent pas inquiéter l'Etat. Au Mexique, le féminicide n'est pas un délit typifié. Il est, la plupart du temps, classé comme "crime passionnel" ou "crime sexuel". Et ce, seulement depuis la "loi sur l'accès à une vie libre de violence pour les femmes", votée en 2007. Son but est noble : reconnaître la violence envers les femmes. Mais quand quelqu'un veut dénoncer un cas, il se heurte à des obstacles érigés par les autorités, qui essaient elles aussi de justifier ces agressions. "[Elles] ont un comportement patriarcal et machiste", déplore Humberto Padgett. Lorsqu'une plainte est déposée, les représentants du pouvoir accusent eux-mêmes les victimes. "Elle a été assassinée parce qu'elle sortait très tard le soir, parce qu'elle travaillait dans une maison close, parce qu'elle portait une mini-jupe...", entend-on régulièrement. Révoltant.

"Le message est terrible : si les criminels ne peuvent être poursuivis, cela signifie que les politiques non plus. Ces politiques deviendront ministres et ces ministres présidents de la République". Selon Padgett, cette impunité présente à tous niveaux est la raison pour laquelle certaines associations évoquent un "féminicide institutionnel".

 

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Enrique Pena Nieto et une fan, en 2012 © Sipa

Le double discours des autorités

L'auteur accuse les anciennes autorités de l'Etat de Mexico de vouloir "maquiller, cacher" les chiffes. Plus précisément pendant la gouvernance d'Enrique Peña Nieto, de 2005 à 2011. Lors de sa campagne locale, l'actuel président mexicain s'est imposé comme le "candidat des femmes". Il a utilisé une puissante stratégie médiatique pour arriver au pouvoir. Son credo : se faire voir comme un "beau gosse de télénovéla". A l'époque, ses fans féminines crient à l'unisson "Enrique, mon bonbon, je te veux dans mon matelas !" ("¡Enrique, bombón, te quiero en mi colchón!")... Fort de son succès auprès de ces dames, le chef de l'Etat a même désigné son épouse (décédée dans des conditions incertaines depuis), leader de son fan club. Il ne s'est pas contenté de cet affront. Afin que le nombre de féminicides dans l'Etat de Mexico ne nuise pas à sa campagne présidentielle, Peña Nieto a imposé des mesures pour que les chiffres restent secrets. Il était prêt à tout pour éviter qu'un scandale voit le jour et réduise à néant ses chances d'atteindre la tête du pays.
"Lorsqu'on a vérifié les chiffres officiels, on s'est rendu compte qu'ils ne tenaient pas", signale Humberto Padgett.

Vers une vraie reconnaissance ?

Il y a 10 ans, les associations et la société civile de Ciudad Juárez et Chihuahua (l'Etat dont elle dépend) ont fait des efforts pour sensibiliser la population aux crimes. Leur campagne a porté ses fruits et les citoyens locaux ont pris conscience du problème. Le nombre de féminicides a alors commencé à diminuer, selon les études d'Humberto Padgett. "Cela se constate dans les statistiques", affirme-t-il.

Le journaliste espère le même dénouement pour la macabre mascarade de l'Etat de Mexico. Désormais, le défi est de toucher la sensibilité des politiciens. L'affaire doit dépasser leurs intérêts. "Il est temps que les autorités, et plus précisément le président actuel Enrique Peña Nieto, affrontent cette terrible situation. Et que lui-même, qui se voulait le président des femmes, fasse un geste envers celles qui l'ont fait élire."