Golshifteh Farahani dévore le monde

Rencontrer Golshifteh Farahani est une expérience qui chahute. Faites une croix sur les manières mielleuses et les propos lénifiants. Si cette amazone née en Iran a quitté son pays pour mener librement sa carrière d'artiste, ce n'est pour museler son discours et ménager les journalistes ! Déclarations enflammées d'une fille lumineuse et surdouée.

Golshifteh Farahani dévore le monde
© Thibault Camus/AP/SIPA

A 34 ans, cette Persane au regard de braise a brûlé les planches dans la peau d'Anna Karénine, brillé dans la comédie Santa & Cie d'Alain Chabat, explosé dans blockbusters hollywoodiens et imposé sa poésie mélancolique dans des drames intimistes comme Les Deux Amis... Dans La Nuit a dévoré le Monde, réalisé par Dominique Rocher, Golshifteh Farahani entre en résistance contre les morts-vivants d'un Paris à feu et à sang. 

Qu'avez-vous de fantastique en vous ?
Golshifteh Farahani : Je crois en l'apocalypse induite par notre mode de vie où tels des zombis décérébrés nous consommons sans réfléchir. Comme dans le film, nous devons essayer d'échapper à cette force  avilissante qui dévaste la planète.

Pourtant, le personnage que vous incarnez perpétue un espoir, un idéal, une énergie ?
Je ne suis pas fataliste, mais réaliste. C'est un cauchemar pour moi cette société qui détruit la nature, mais je positive en choisissant d'être une survivante pour ne pas me faire bouffer.

Comment se manifeste votre rébellion ?
En refusant l'injustice infligée aux filles dès leur plus jeune âge, en reniant la publicité, les médias, l'information, les futilités stériles ou l'univers de princesses qui fascinent les gamines... ce système dans lequel on baigne façonne notre esprit et cultive l'inconscience. 

Quid de la libération de la parole à la suite du scandale Weinstein ?
Je conteste ce mouvement émergent de protestation chez les femmes dans le cinéma. On passe d'un extrême à l'autre et ça me déplaît fortement. Cet emblème du ruban blanc aux César censé témoigner des violences sexistes ou ce bout de tissu rouge contre le Sida : c'est éphémère, facile, inutile. Cela vibre, mais pas au bon endroit. Ces mouvements, ces hashtags sont déshonorants.

Qu'est-ce qui a forgé votre caractère ?
Je crois que cet œil critique, c'est génétique. Je suis provocatrice, offensive, guerrière. Je me réfère à un dicton iranien: "ce n'est pas moi qui doit avoir peur du loup c'est le loup qui doit avoir peur de moi". Un numéro à disposition des femmes en cas de viol...ce n'est que de la protection, pas la solution. Il faut renforcer l'éducation des filles et arrêter cette séparation des genres, arrêter de nous dresser contre les hommes. Cette division est antiféministe.

Quel est votre rôle, du moins celui que vous vous sentez de tenir ?
Les politiciens sont là pour déblatérer des slogans devant une tribune, moi je suis artiste. C'est drôle, mais je n'ai jamais joué une femme passive. Mon job d'actrice le voudrait, mais je ne réussis pas à me soumettre.

Ne faut-il pas être l'objet du désir d'un réalisateur pour être celle que l'on choisit?
Je n'ai jamais été objet de désir, mais sujet de désir. C'est moins réducteur et cela fait davantage rêver. Aujourd'hui, les adolescentes de 14 ans sont poussées à devenir des séductrices. En observant les participantes au Festival Burning Man (une grande rencontre artistique dans le désert de Black Rock au Nevada), j'étais étonnée de voir à quel point les filles s'habillaient avec les attributs des vamps alors qu'il y a dix ans, on y était toutes nues. Attention, la féminité et l'intelligence ne sont pas incompatibles, mais c'est à vous d'affirmer ce que vous voulez, si vous voulez devenir ou non une poupée.

Ne vous arrive-t-il pas de porter des robes glamour et de profiter d'une mise en beauté ?
En réalité, j'habite avec les chèvres dans les montagnes entre l'Espagne et le Portugal. Ce qui ne m'empêche pas de passer dans la vie urbaine comme un caméléon. J'adore me faire coiffer, maquiller, habiller, mais rien de comparable à Kim Kardashian ! C'est un déguisement, je joue le jeu, le tapis rouge fait partie du métier.

Prenez-vous néanmoins soin de vous ?
Je suis tournée vers la santé de l'âme et de l'esprit : me tenir droite plutôt que m'apprêter. On peut avoir un très joli corps et se faire respecter. Si l'intention est bonne, le comportement des hommes peut changer.

Quel est votre rapport aux réseaux sociaux ?
Je les regarde avec hauteur et second degré. Les profils avec le plus de followers comme celui de Selena Gomez ne sont que bling-bling et superficialité.

La solitude, est-ce un sujet avec lequel vous savez composer ?
Absolument. D'abord parce que je suis exilée physiquement, mais aussi socialement. Je reste une étrangère, une marginale, perçue comme perchée, à part. Je connais les réactions bizarres à l'écoute de mon discours. Mon isolement, c'est le prix à payer. Les gens sont des moutons et ne tolèrent pas les bergers.

Choisissez-vous vos rôles pour les messages qu'ils véhiculent ou avez-vous le souci d'être de la performance dans la comédie ?
Je ne ferai pas un film à n'importe quel prix, même s'il promet d'être extraordinaire pour ma carrière. A l'exception de Pirates des Caraïbes : je n'avais pas envie, mais j'ai saisi l'opportunité car ce film ne trahissait pas mes principes, mes valeurs.

Qu'est-ce qui vous rend fière aujourd'hui ?
Ma performance dans Les Filles du Soleil d'Eva Husson. Ces soldates kurdes, violées, torturées par les recrus de Daech et qui s'engagent dans l'armée pour combattre l'oppression sont des héroïnes. C'est le plus beau film de ma vie, j'ai tout donné…, mais je suis effrayée d'être aussi à l'aise avec des armes !

Dans La nuit a dévoré le monde, la musique maintient le héros en vie, est-ce aussi votre passion ?
Je travaille sur un projet d'album. Quand je crée des fréquences, des sons, des vibrations, c'est la joie absolue, presque dangereuse. S'il y a un paradis, je suis certaine qu'il y a de la musique ! Pas sûre qu'il y ait du cinéma…

Ne pensez-vous pas que les contraintes et la censure subies en Iran ont libéré votre imaginaire ?
Au contraire : c'est toute la beauté et la liberté de l'Iran que je n'ai connues nulle part ailleurs qui m'inspirent. Naître à Téhéran, tourner dès 14 ans, rencontrer des metteurs en scène… voilà ce qui m'a ouverte au monde. Cela peut paraître paradoxal, mais les fêtes, les repas, les voyages y sont emplis de folie. Seulement, dès qu'il y a un problème politique, cela devient obsessionnel...

Vous avez dû quitter votre pays, ressentez-vous un manque ?
L'exil coule dans mes veines. Je respire l'exil. Je me couche avec, je me lève avec. C'est comme la perte d'un enfant dont on ne fait jamais le deuil… mais qui encourage une nouvelle naissance. L'exil est à la fois ma force et mon chagrin, c'est une douleur qui m'a poussée vers la lumière et m'a construite.

Vous semblez solide, presque invincible, quelle est votre plus grande peur ?
Ne pas réussir à accomplir tout ce que j'ai à faire sur Terre avant de mourir. Je veux devenir un papillon et vivre le sourire aux lèvres.

© Laurent Champoussin/ Haut et Court