Valeria Bruni-Tedeschi, la charité incarnée dans Asphalte

A l'affiche d'Asphalte, de Samuel Benchetrit, elle est la douce nurse d'un cœur éclopé. Âme sensible, regard topaze et mélancolique, voix profonde et rocailleuse, Valeria Bruni-Tedeschi soigne ses maux en jouant la comédie et se livre à nous, bienveillante et complice.

Cette rencontre, je l'attendais ou plutôt je cherchais à la provoquer depuis des années. Adolescente, c'est devant Les Gens Normaux n'ont rien d'exceptionnel (pour lequel elle a eu le César du meilleur espoir féminin) que j'ai découvert Valeria, sa théâ­tra­lité, sa bizar­re­rie. Coup de foudre immédiat. Admiration et affection renouvelées à chacune de ses apparitions à l'écran. Sentiment renforcé par son travail de réalisatrice. Icône du cinéma d’au­teur, scéna­riste experte dans l’au­to­dé­ri­sion, Vale­ria l’ac­trice joue les filles déca­lées, exces­sives, névro­sées... avec grâce, élégance et subtilité. Être face à elle était un enchantement.

Valeria Bruni-Tedeschi grandit en Italie, dans un château du XVIIIe siècle, 200 hectares de vignes, de vergers et de lacs. Elle tente d'amuser la gale­rie avec ses pitre­ries, sans succès. S'occupe de Carla, la petite sœur chérie. Pianiste concer­tiste, Marisa Borini, la mère, est souvent prise par les tour­nées. Patron de la plus puis­sante société inter­na­tio­nale de câbles élec­triques, compo­si­teur et surin­ten­dant du théâtre Reggio de Turin, Alberto, le père, a besoin de calme et d’an­tiqui­tés.
Mena­cée par les Brigades rouges, la famille se réfu­gie en France. L’élé­gant appar­te­ment du XVIe arron­dis­se­ment, la demeure des Vanne­ries à Rambouillet et la pres­ti­gieuse villa du Cap Nègre sont le cadre d’une adoles­cence choyée, mais "culpabilisante" selon ses mots. Pauvre petite fille riche, Vale­ria Bruni-Tedes­chi quitte son ghetto de luxe pour vivre comme tout le monde. Alors que sa cadette, top-model, squatte les couver­tures des maga­zines et les podiums, Vale­ria doute de son physique et se débat avec sa fémi­nité. Instable, écor­chée vive, étreinte par les regrets, Vale­ria puise son inspi­ra­tion direc­te­ment dans son enfance tortu­rée. Artiste appliquée, elle fait son travail comme un arti­san, à heures fixes. Le rideau baissé, elle angoisse. La nostal­gie est son style de vie.
A 50 ans, solaire et plus belle que jamais, Vale­ria semble apai­sée. Une séré­nité entre­mê­lée d'une impres­sion­nante vita­lité. Elle a conjuré les démons du passé et réalisé son rêve : devenir maman.

Le Journal des Femmes: Pouvez-vous nous présenter votre personnage dans Asphalte ?
Valeria Bruni-Tesdechi : Je joue le rôle d'une infirmière de nuit : un métier difficile, usant. Cette soignate rencontre, une nuit, quand elle sort fumer une cigarette devant l'hôpital, un drôle de type en chaise roulante et commence à bavarder avec lui. Ils se retrouvent par hasard nuit après nuit, sans vraiment se donner rendez-vous. La solitude de cette femme rencontre celle de cet homme. Peu à peu, avec une extrême pudeur, une extrême timidité, ils tombent amoureux.

Qu'est-ce qui vous a séduite dans ce scénario? 
Je connaissais Samuel, son travail, ses livres, son intelligence, sa modestie aussi. C'est un vrai écrivain. J'ai trouvé qu'il y avait une musique, un style, une précision que je ressens rarement dans les scénarios qui sont souvent écrits de manière assez négligente d'un point de vue littéraire. Samuel, ce n'est pas seulement une plume intelligente, poétique et tendre, c'est un être attentif, profond, patient, qui filme avec passion. L'univers qu'il dépeint est à la fois drôle et cruel, absurde et concret, original et crédible.

Je vous ai admirée dans des rôles de femmes exhubérantes, décalées. Ici, vous jouez un personnage tout en retenue...
Cette garde-malade, humble et timide, me ressemble par sa solitude, son besoin d'être aimée, sa fragilité, ses incertitudes... Elle possède une naïveté, une candeur qui me touche. Je pense qu'elle a beaucoup de rêves et de douleurs en elle, mais ne les extériorise pas. J'admire cela.

Asphalte, au cinéma le 7 octobre © Paradis Film

Est-ce que vous avez travaillé une "intériorité" pour ce rôle ?
J'ai travaillé comme si je me rapprochais avec une loupe de l'intérieur d'un personnage. Là, j'ai imaginé ses secrets car cette femme parlait peu.

J'ai lu que lorsque vous étiez jeune, vous aviez une préceptrice d'origine vénitienne qui s'appelait Romana qui vous aurait donné comme précepte : "N'ayez jamais l'air épatée de rien, soyez toujours vous-même." Cela vous dit quelque chose ?
Romana, ma nounou, était très grosse et avait les cheveux blancs. Honnêtement, elle incarnait le bon sens paysan, mais ne se serait pas permis ce genre de conseil qui correspond à une façon d'être un peu mondaine. D'ailleurs, je ne suis pas du tout d'accord avec ça ! C'est important d'être épaté. La capacité d'émerveillement est une grande chose. Il faut impérativement essayer de la garder de l'enfance.

Votre premier film s'ouvrait sur le rapport de la culpabilité à l'argent. Est-ce que le cinéma est un exorcisme ?
C'est certain. J'ai besoin de composer avec un autre milieu que celui d'où je viens. C'est agréable de changer de classe sociale devant la caméra. Très réjouissant. Je me sens physiquement différente, sensuellement différente, érotiquement différente. Cela modifie mon énergie. Je me sens plus libre, plus douce, plus ronde... Alors que je suis plus anguleuse, plus coincée et plus névrosée quand je joue une nantie.

Dans le privé vous n'êtes pas cette fille délurée, excessive ?
Non, j'ai  besoin de temps morts. Je trouve qu'il y a une saison pour tout.  Des saisons pour pleurer, pour rire. Des moments pour se reposer, se ressourcer, pour observer. Ce n'est pas toujours l'heure de chanter. Il faut savoir écouter les autres qui chantent. C'est important de ne pas tout ramener à soi...

Savez-vous ne rien faire ?
Ce n'est pas ma propension. Cela a tendance à m'angoisser, mais je trouve cela sain, j'essaie de m'en donner la possibilité.

Qu'est-ce qui pourrait vous faire renoncer au cinéma ?
La dépression. Cela pourrait m'éloigner de tout. C'est une menace qui plâne sur moi, une maladie qui pourrait surgir à cause d'un événement extérieur et me couper les ailes.

Quel film aimeriez-vous me faire découvrir ?
Le nouveau film de Nanni Moretti, Mia Madre. Fantastique !

Qu'est-ce qui vous donne la pêche ?
L'amour.

En êtes-vous déjà venue aux mains avec quelqu'un ?
Avec ma fille, il y a deux semaines parce qu'elle ne voulait pas faire ses devoirs. Elle m'a frappée, je l'ai tapée en retour. Elle a des tonnes de devoirs. J'en profite pour faire passer un message à la maîtresse: ses élèves sont en CE1, on croirait qu'ils sont en Hypokhâgne !

Qu'est-ce que vous avez réussi de mieux jusqu'à aujourd'hui ?
Je suis très fière de mes deux enfants que je trouve merveilleux.

Pourriez-vous vivre sans téléphone portable ?
J'adorerais ça ! J'aimerais qu'on me l'interdise. Je ne vois pas comment m'en séparer... Je ne connais qu'une seule personne qui n'en a jamais eu : Philippe Garrel.

Asphalte, en salle le 7 octobre© Paradis Films