Prabal Gurung pour Tasaki : entretien avec une perle rare

Prabal Gurung crée pour le corps et l'âme, avec cœur et esprit. Esthète profondément philanthrope, le designer qui vient de livrer son premier défilé mixte à la fashion week de New York enfile également depuis peu les perles du joaillier japonais Tasaki. Mode inclusive, responsabilité des créateurs, Melania Trump… Rencontre avec un créateur engagé.

Prabal Gurung pour Tasaki : entretien avec une perle rare
© Tasaki

Né à Singapour, élevé au Népal et en Inde, puis formé à la prestigieuse Parson School de New York, Prabal Gurung a toujours fait fi des frontières. Directeur artistique éponyme, il connaît le succès depuis 2009 grâce à des robes flatteuses et joyeuses plébiscitées par les stars, de Diane Kruger à Michelle Obama. Mais pas seulement. Prabal Gurung est un créateur en profondeur, qui aime faire dialoguer subtilement les influences "pour créer une conversation avec le public, le laisser deviner." À contrario, c'est avec force qu'il clame ses idées. Sur les plateaux de télévision comme sur les podiums, on se rappelle de son coup d'éclat avec ses t-shirts à messages politiques lors de son défilé automne-hiver 2017-2018, il mène avec élégance un combat pour l'inclusion. Émancipé de toutes considérations clivantes, il crée avec un esprit libre et un enthousiasme sans faille. Sa dernière aventure le mène vers les perles d'élite du joaillier japonais Tasaki. Nommé directeur artistique de la marque de luxe en 2017, il a livré cet été une première collection ultra moderne qui joue avec le corps et la sensualité de ce matériaux miraculeux. À l'occasion de la présentation de sa première ligne, conversation à bâtons rompus avec un architecte du beau et du bien.

Le Journal des Femmes : Les perles sont des bijoux naturels, qu'est-ce qu'elles vous évoquent ?
Prabal Gurung : Quand je suis parti visiter la ferme ostréicole de Tasaki au Japon, je me suis rendu compte que les perles étaient très similaires à nos vies. Une perle subit énormément de frictions pour devenir la plus belle des choses ; de la même manière, nous faisons face à une quantité de challenges pour parvenir à être nous-mêmes. Elles m'évoquent toutes ces imperfections et ces heurts qui forment finalement une matière miraculeusement belle.

Votre première collection pour Tasaki est très architecturale. Quelles ont été vos inspirations ?
Elle l'est. Je me suis concentré sur les formes, le mouvement, mais je me suis également intéressé à l'essence du surréalisme. À mon retour du Japon, j'ai visité une exposition à la White Cube Gallery à Londres qui portait sur le regard d'une conservatrice sur une artiste. Le surréalisme a toujours été une histoire d'hommes et de leur point de vue sur les femmes. Cette fois, on donnait la place aux femmes. Cette histoire a raisonné avec celle des chasseuses de perles au Japon. J'aime cette notion de quête éperdue de beauté, de risquer sa vie pour aller chercher quelque chose de beau. Quand je me suis rendu là-bas, j'ai aussi été ébahi par le temps passé à parfaire une seule perle. J'ai trouvé cette implication surréaliste, alors j'ai voulu explorer ce thème. Tout ça s'est imbriqué dans mes recherches de formes, de matières, de métaux…

La mode s'imagine toujours un idéal de femme. Quel est le vôtre ?
Je dirai une femme qui comprend son environnement, qui sait trouver sa place dans le monde d'aujourd'hui. C'est une femme ouverte d'esprit, qui voyage, lit beaucoup. Pour moi, la beauté pour la beauté n'est pas intéressante. La beauté ne vaut qu'accompagnée de substance et d'intelligence. Je suis inspiré par le genre de femme qui, quand on s'assoit à côté d'elle à table lors d'un dîner, attise notre curiosité, nous stimule et l'on sort de table inspiré. Mon idéal est une femme qui n'a pas peur d'être féminine parce qu'elle comprend que c'est sa plus grande force.

Dans de nombreuses cultures, le bijou est l'apanage des hommes. Pourquoi est-il réservé aux femmes en occident ?
Là où j'ai grandi (au Népal NDLR), les hommes portent de la joaillerie. On m'a percé les oreilles quand j'étais petit. Je n'ai jamais perçu la joaillerie comme genrée ou dépendante d'un style vestimentaire. Je pense que toute tenue doit être accessoirisée, pourvu que ça lui donne une touche de joie. Parce qu'après tout, le but de notre vie est de cumuler toutes ces petites joies pour atteindre le bonheur, n'est-ce pas ? Puisque ce n'est pas ma culture, je suis assez fasciné par le monde occidental et toutes ses restrictions de genre. Elles s'expliquent simplement par le fait que tout ce qui est qualifié comme féminin, que ce soient les émotions ou les bijoux, est interprété comme un signe de faiblesse. Ce qu'ils ne comprennent pas, c'est que de la vulnérabilité naissent les plus grandes forces. Mais c'est en train de changer. À New York, à Brooklyn, on voit la jeunesse s'habiller différemment, écouter de nouvelles musiques, ne plus nécessairement se référer à "il" ou "elle". C'est formidable d'être témoin de ça.

Prabal Gurung en clôture de son défilé automne-hiver 2017-2018 © Imaxtree.com

Est-ce que vous pensez que la mode a un rôle à jouer là-dedans ?
À mon sens, ce n'est pas seulement un rôle, c'est une responsabilité. Nous n'avons peut-être pas d'impact sur les directives gouvernementales. Par contre, nous pouvons changer la perception de la beauté. Dans les campagnes publicitaires, sur les podiums, nous choisissons de définir une identité. Ce que nous célébrons visuellement peut être un exemple à suivre. C'est ce que je m'efforce de faire personnellement. Depuis mes débuts, j'essaye de mettre la femme au premier plan, de faire défiler des femmes avec des origines, des mensurations et des âges différents. Je sais ce que c'est de feuilleter les pages d'un magazine et de ne trouver personne qui me ressemble. J'ai mis du temps à prendre conscience de ma propre valeur. J'aimerai que ce soit plus facile pour tout le monde. Particulièrement dans le climat politique et culturel actuel. C'est le moment pour les personnes créatives de prendre les choses en main et de dire "Nous croyons en la diversité et l'inclusion".

Il y a quelques mois, Melania Trump a provoqué un tollé en portant une veste Zara à l'inscription "I Don't care, do you ?" (je m'en fiche, pas vous ?) en pleine crise politique sur la séparation des familles des migrants aux Etats-Unis. Qu'est-ce qu'une polémique comme celle-ci nous dit de la mode et de la manière dont elle évolue ?
Je ne pense pas que le problème vienne de la mode. Ce qui ne va pas, c'est la personne qui la porte. Je pense que c'était un gros manque de tact de porter une telle pièce dans un contexte où il aurait fallu faire preuve de solidarité et de bienveillance. Evidemment, la mode a du chemin à faire. Nous sommes toujours loin en termes de diversité. Nous devons nous asseoir à une table et décider une fois pour toutes d'offrir une visibilité et de donner du pouvoir aux minorités et aux femmes. Je suis persuadé que cette veste Zara a été pensée pour être "fun". C'est la responsabilité de la mode, et de chacun, d'être attentif au sens de ses actes. C'est comme ça que je conçois ma vie et mon travail dans la mode, ce qui me procure une joie immense.

Vous vous êtes exprimé notamment sur l'immigration aux Etats-Unis avec vos t-shirts, sur le cas des grandes tailles dans la mode, quelle est votre prochaine lutte ?
Je voudrais vivre dans un monde où l'on célèbre les différences. Je n'irai pas jusqu'à dire un monde où tout le monde s'entend sur le plan politique, mais, disons, un monde où, au lieu de se diaboliser ou de crier, il pourrait y avoir un dialogue. Ma vie est composée de personnes qui ont des histoires différentes, appartiennent à des ethnies différentes, s'identifient à des genres différents. Quand j'organise des dîners, ils sont pleins de couleurs. J'aime leur poser des questions et passer ma soirée à écouter leurs réponses, je trouve ça fascinant. J'aimerais que le monde ressemble à ça.