La mode française est-elle prête à habiller les femmes rondes ?

Alors que les mensurations des femmes évoluent, la mode française, elle, s'arrête généralement au 42. Même si les marques commencent à réaliser l'intérêt d'investir sur ce marché juteux, les silhouettes rondes semblent être toujours sacrifiées au profit du culte de la minceur. La France refuse-t-elle le "plus size" ? Enquête.

La mode française est-elle prête à habiller les femmes rondes ?
© Imaxtree.com

Nous sommes en 2012 lorsque Blanche Kazi, trentenaire et ancienne animatrice radio et TV, se rend dans une boutique Zara à Paris. À peine entrée, l'une des vendeuses l'aperçoit et lui annonce sans filtre"Madame, ça ne sert à rien, on n'a pas votre taille". C'est cet épisode qui pousse Blanche à créer la French Diversity Fashion Week (anciennement Pulp Fashion Week), un événement cosmopolite qui rassemble sur un même catwalk des femmes de toutes morphologies, allant de la taille 36 à 54. Cette anecdote est la routine de nombreuses femmes dépassant le 44 et cherchant à s'habiller dans les boutiques standard. Le plus souvent, ces dernières se retrouvent dans l'obligation de faire leur shopping en ligne - et donc sans possibilité d'essayer et de toucher les matières - ou chez certaines enseignes étrangères jouant, elles, le jeu des grandes tailles. En 2006 déjà, selon une étude officielle de l'INED et de l'IFTH, les femmes faisant plus qu'un 42 représentaient 34.3% de la population féminine de l'Hexagone, soit 12 millions de potentielles clientes. Pourquoi sont-elles toujours les grandes oubliées des griffes tricolores ?

Ces marques françaises qui ouvrent leur offre aux grandes tailles  

Si les femmes faisant un 36 sont sûres de trouver une pièce à leur taille chez toutes les marques françaises, ce n'est pas le cas des femmes dépassant le 42. Des enseignes comme Ba&sh, The Kooples, Suncoo, Les Petites, A.P.C, Tara Jarmon ou encore American Vintage habillent les femmes du 34 au 42. Celles faisant un 44 peuvent, quant à elles, se faire plaisir chez Etam, Comptoir des Cotonniers, IKKS, Cyrillus ou encore Sézane. Enfin, certaines, comme Camaïeu, Pimkie, Caroll et Gérard Darel osent aller plus loin en s'arrêtant au 46. Mais pour les femmes qui dépassent ces "standards", le choix est très resserré. Monoprix, Gémo, Kiabi, La Halle, La Redoute ou encore certains créateurs indépendants et spécialisés (Edmond Boublil, Oliver Young, Jean-Marc Philippe...) sont heureusement là pour les accueillir. Une poignée de marques seulement a su prendre conscience du potentiel du marché lucratif qu'est le "plus size", n'hésitant pas à investir, pour développer ses collections à l'intention des femmes rondes.
Chez La Redoute, la ligne dédiée se nomme "Castaluna" (anciennement "Taillissime") et propose des pièces qui vont du 42 au 64, à des tarifs équivalents à ceux des pièces de plus petites tailles. Léna François, directrice du pôle Mode nous explique : "ça fait partie de l'ADN de la Redoute de servir tout le monde et on ne veut pas s'éloigner de ça pour des notions d'image ou de profit. Trop de marques s'arrêtent à des petites tailles et peu sont finalement multi-destinataires. La Redoute est fière de faire partie de ces dernières." En boutiques, Gémo, La Halle et Kiabi jouent également la carte des collections "plus size". Cette dernière, numéro un des ventes de prêt-à-porter en France, dispose d'une flotte de près de 353 boutiques dans l'Hexagone, en Corse et dans les DOM-TOM. Une bonne chose selon Lalaa Misaki, blogueuse, youtubeuse et activiste, elle-même cliente "plus size", qui souligne : "Si aujourd'hui les marques qui ont des boutiques physiques cartonnent autant, c'est parce que les clientes peuvent essayer les vêtements et ça, c'est primordial pour des morphologies comme les nôtres". Au plus près des clientes grande taille, ces enseignes populaires font partie des seules à proposer une offre large et directement "essayable",


Tout comme Lalaa, une grande partie des françaises rondes ont décidé de réagir, à travers un blog ou un compte Instagram, face à ce trop mince panel de marques tendance proposant de les habiller. Elles cherchent donc une bonne fois pour toute à prouver, selon le slogan de la pionnière de la blogosphère "plus size" Stéphanie Zwicky, que"le style n'est pas une taille mais une attitude" et qu'il faut se libérer des conventions obligeant la femme à être mince. Mais les lectrices ne sont pas les seules à bénéficier de ces nouvelles voix. 
Les marques françaises trouvent en elles un nouveau souffle pour faire la promotion de leur ligne grandes tailles. Ainsi, en décembre 2017, La Halle contacte Stéphanie pour lui proposer de travailler en collaboration sur une édition limitée de sa ligne "Modavista" spéciale fêtes de fin d'année. Avant cela, l'influenceuse avait déjà collaboré avec Kiabi et La Redoute. Lalaa, elle aussi, a été approchée par un grand nom du prêt-à-porter et lancera sa capsule en ligne et en boutiques au printemps 2018. C'est d'ailleurs peut-être par le biais de ces capsules que, petit à petit, plus de marques, aujourd'hui encore hésitantes, sauteront le pas. Benoît Heilbrunn, professeur de marketing à l'ESCP Europe, décrypte cette stratégie : "Faire une collection capsule permet de se donner bonne conscience, de se déculpabiliser sans pour autant engager la marque à long terme avec une cible qui n'est pas dans l'idéologie à laquelle elle aspire. On va donc servir ce segment de marché lucratif mais sans trop l'utiliser comme vecteur d'image. On va habiller les "grosses" à partir du moment où cela ne se voit pas trop... Cette dernière reste une figure communicationnelle mais elle n'est malheureusement pas pensée comme une figure dominante du marché". Des avancées qui ne masquent pas le problème de fond.  

Les nombreux obstacles qui limitent la mode grande taille en France 

La constatation est sans appel : en 2018, il y a encore peu de concurrence sur ce marché des grandes tailles, il est donc facile de s'imposer sur ce créneau à l'heure actuelle. Alors pourquoi si peu d'enseignes sautent le pas ?"Il n'y a pas de raison que la cliente "plus size" soit pénalisée par le fait qu'on ait besoin de plus de matière. Effectivement ça coûte plus cher de faire des vêtements grandes tailles et, en termes de taux de marge, c'est plus compliqué" explique Léna François de La Redoute. En effet, bien que quelques enseignes comme La Redoute aient décidé de passer outre ce frein économique, le premier argument des griffes se refusant à habiller les grandes tailles, est le coût de production, un vêtement plus grand nécessitant, par définition, plus de matière.
Le second argument serait le manque de savoir-faire différent pour réaliser ces vêtements "hors norme". Cependant, les bases de ce savoir-faire sont censées être maîtrisées par tous ceux qui sont passés par une formation mode. Pour Christine Walter-Bonini, directrice d'ESMOD Paris, former quelqu'un à la construction d'un vêtement en 36 c'est aussi le former à faire un vêtement en taille 46 : "Les étudiants apprennent les méthodes d'élargissement, pour pouvoir ensuite travailler sur toutes les tailles. Cela fait partie des bases de nos cours de modélisme. Quand on maîtrise cette logique, ça ne me paraît pas compliqué de faire une collection pour grandes tailles"; 
En plus des coûts et de la formation adéquate, l'autre contrainte pour ces marques est de savoir s'adapter à différentes morphologies de femmes rondes. Ainsi, une cliente atteignant la taille 48 sans pour autant avoir un ventre proéminent, mais possédant une poitrine très généreuse, aura besoin d'une coupe bien différente d'une femme à petits seins et très large taille. C'est en partie pour cela que les marques refusent d'étoffer leur offre : il n'existe pas de patron parfait qui puisse aller à tout le monde, encore moins dans les grandes tailles. Par conséquent, les rayons des magasins se trouvent noyés sous les invendus de pièces "plus size" inadaptées à de très grand nombre de femmes et apprennent doucement, comme le e-shop Balsamik, à structurer leur offre en fonction des silhouettes.  
Après la production d'une collection, vient le moment de sa promotion. La mission s'avère encore plus complexe lorsqu'il s'agit de communiquer sur des vêtements grandes tailles, question d'image ! La femme ronde - considérée avant tout comme une niche non représentative - étant souvent associée à un laisser-aller ou à une mauvaise santé, est très rarement exploitée en tant que modèle dans la publicité. De plus, mettre en avant un corps charnu pourrait s'apparenter, au regard de certains, à faire l'apologie de l'obésité et de la malnutrition. Le problème majeur ? Même les griffes et organisations s'engageant dans l'industrie de la mode "plus size" ne semblent pas assumer pleinement d'y associer leur image de marque. Chez La Redoute, Léna François nous explique qu'il est difficile de faire la promotion de vêtements destinés à un microcosme de clientesC'est pourquoi l'enseigne semble avoir préféré, pour cette cible, la stratégie des newsletters dédiées qui sont envoyées régulièrement à toutes les clientes de leur fichier "plus size". Léna François nous parle également d'une communication "grandes tailles" concentrée sur les réseaux sociaux du groupe (on s'apercevra finalement que le compte Instagram de "Castaluna" a, en fait, été supprimé).

Pour contrer ce problème d'image et promouvoir des collections grandes tailles, les publicitaires ont trouvé une astuce discutable : faire appel à des mannequins qui se situent à la limite entre la "taille standard" et le "plus size", bref, utiliser de préférence des femmes dites "pulpeuses" mais pas considérées comme "grosses". Sylvie Fabregon, directrice du booking de l'Agence Plus, spécialisée dans le mannequinat grande taille, affirme que ses clients demandent le plus souvent "des femmes qui sont jolies et plutôt curvy. (…) Il faut qu'elles aient de la poitrine, un ventre plat, de belles hanches et un visage pas trop gros". De même, Blanche Kazi (créatrice de la French Diversity Fashion Week) nous explique que certains de ses collaborateurs refusent eux-mêmes d'engager des mannequins qui font une vraie grande taille : "J'ai déjà fait des castings en 2016 avec un créateur de mode et un rédacteur en chef de magazine spécialisés dans le "plus size" qui, pendant le casting, n'ont validé que des femmes qui faisaient du 42-44 et qui, pour tout le reste, ont dit non."
Enfin, si dans les séries mode des magazines, et dans les médias en général, les pièces grandes tailles sont presque inexistantes, c'est notamment dû à l'absence des griffes "plus size" au sein des bureaux de presse qui s'occupent de les promouvoir auprès de la presse. Ayant souvent un budget plus que serré, elles se retrouvent en totale autonomie et sont contraintes de tout gérer elles-même en interne, ne disposant généralement pas d'un large réseau en terme de journalistes et d'influenceurs.

En découvrant ces handicaps qui contraignent la production et la promotion de ce secteur mode, on comprend mieux pourquoi certaines marques restent encore bloquées à ce sujet. Cependant, au-delà des considérations pratiques, le domaine du luxe, choisit, lui, de créer une "violence symbolique" au sens sociologique de Bourdieu. En réduisant leur collection à du 40 ou moins, les marques très haut de gamme inculquent aux clientes rondes un sentiment d'infériorité à l'égard des clientes qui ont la taille adéquat. Cette hiérarchie serait indispensable pour que les griffes puissent susciter le rêve. "Ces marques font tout pour éviter que des femmes trop rondes se baladent dans leur magasin, au risque de polluer l'image qu'elles essaient de créer." développe Benoît Helbrunn (ESCP Europe). Un élitisme"triste et ringard" pour la blogueuse Stéphanie Zwicky, à qui la mouvance de mode plus inclusive portée par la génération des millenials (la cible que rêvent de conquérir les grands groupes de luxe) pourrait bien donner raison très prochainement. 

La minceur : une exception culturelle française 

La Française est, avec l'Italienne, la femme européenne la plus mince. La particularité de l'Hexagone est aussi que son idéal de corpulence est le plus bas d'Europe, ce qui signifie que le sous-poids y est particulièrement valorisé (selon une étude de l'INED et de l'IFTH en 2006). La Française semble donc exercer une pression très soutenue sur son corps.
Pour comprendre d'où vient cet idéal de la minceur, il faut se référer à l'Histoire. Benoît Heilbrunn nous explique que jusqu'au XVIIème siècle, c'était la femme ronde qui était valorisée : "Cela signifiait qu'elle était bien nourrie et donc que son père avait de l'argent, c'était le signal d'une dote". Mais les choses évoluent sous l'impulsion des deux plus célèbres rois français : "Le modèle économique de la France est depuis Louis XIV fondé sur le culte d'un art de vivre à la française qui s'exprime dans des façons de se vêtir, de se parfumer, de se coiffer et de se nourrir. Louis XVI, en exportant ce que l'on appellerait aujourd'hui un style de vie aux quatre coins du monde, a créé l'industrie du luxe et aussi celle de la mode. Cet art de vivre s'est rapidement incarné dans la figure de la Parisienne dont la première caractéristique est la minceur."  Cette figure allégorique étant plébiscitée par tous, le mot "gros", est devenu à la France ce que Voldemort est à la saga Harry Potter : un mot à ne pas prononcer. Ce dernier peut prendre une connotation d'insulte, de souffrance voire de maladie. Il est aussi considéré comme un statut temporaire. En d'autres termes, la personne "grosse" est forcément dans un état passager, puisqu'elle se doit de maigrir pour être en accord avec la culture ambiante. Pourtant, il y a bien d'autres facteurs qui entrent en jeu lorsqu'on parle de morphologie, comme l'explique Lalaa Misaki : "Être gros, ce n'est pas un choix, on n'a pas tous la même histoire. Personne ne parle du métabolisme naturel. La morphologie que j'ai, elle vient de mes origines." La France semble culturellement attachée à son image de Parisienne à la silhouette svelte et le fait que le monde entier la lui envie oblige les griffes à nourrir et perpétuer ce mythe. 
Car si les entreprises françaises de mode ont leur rôle à jouer dans ce gouffre entre standard et grande taille, il ne faut pas pour autant oublier que leur but est le profit, même s'il est recherché par le biais d'une stratégie marketing inclusive."Les marques ne cessent de nous enjoindre à être nous-mêmes en exaltant le sentiment de soi et en l'intensifiant en permanence. C'est le fameux 'Venez comme vous êtes' de Mc Donald's. (…) Mais elles n'ont aucune raison de se préoccuper du bien-être de leurs clients si cela n'est pas une stratégie rentable. Elles apportent du bonheur mais à condition que cela permette de construire un business model lucratif." rappelle Benoît Heilbrunn. 


C'est là que le rôle des influenceuses, de plus en plus nombreuses, est crucial pour construire de nouveaux modèles auxquels se référer."Les gens ont besoin de pouvoir se reconnaître dans différents corps et beaucoup d'entre eux sont absents des médias. Ils viennent donc chercher la diversité sur Internet et sur les blogs". explique la blogueuse Stéphanie Zwicky. Ce qui prouve bien que culturellement, la question du "plus size" n'en est encore qu'à ses balbutiements en France. Elle n'est abordée que par un microcosme de femmes rondes qui en parlent autour d'elles pour alerter et tenter de faire bouger les choses. Cela s'illustre dès la formation, à ESMOD Paris, par exemple. Christine Walter-Bonini, directrice de l'école, en est témoin : "Tous les ans, nous avons des étudiants qui choisissent de créer une collection pour femmes fortes. Souvent ce sont des filles, qui font elles-mêmes une grande taille et qui ne trouvent rien sur le marché." De même, les magazines en ligne comme Ma Grande Taille ou Volup2, la French Diversity Fashion Week ou encore les blogs, sont tous créés par des femmes rondes. Leur communauté, elle aussi, reste restreinte. Moins niche, la culture du "body positive" (qu'on peut traduire par l'acceptation de soi) est largement diffusée en ligne par le biais des blogueuses et devient de plus en plus trendy. Le créneau de ce nouveau mouvement militant est de valoriser tous les corps quels qu'ils soient. "Il faut parler, montrer des morphologies différentes, des couleurs de peau différentes, des grandes, des petites, des très maigres, des très grosses, la diversité c'est ce qu'il faut. Baignez-vous dans la diversité, enrichissez-vous de ce qu'elle peut apporter au quotidien." scande Stéphanie Zwicky, qui voit en cet état d'esprit l'antidote parfait à la grossophobie (la peur des gros) qui sévit en France.
Et pour cause, à l'international, les "love activists" prônant l'acceptation de soi ont déjà conquis des millions d'adeptes. Quant aux marques, elles répondent à cet engouement et font progresser leur offre. C'est le cas du géant anglais de la mode en ligne, Asos, qui propose désormais des collections adaptées à plusieurs morphologies (Asos Curvy, Asos Petite, Asos Tall) et qui engage des mannequins qui ressemblent à ses clients. De même, les e-shops comme Missguided, Boohoo, Zalando ou Prettylittlething proposent un très large choix aux femmes rondes. Aux États-Unis, où la taille moyenne des Américaines en 2016 se situait entre le 48 et le 52 (source : Journal of Fashion Design, Technology and Education), les mentalités ont déjà évolué. Que ce soit à la télévision, sur le catwalk de l'émission de mode Project Runway, ou celui de Christian Siriano et Michael Kors pendant la fashion week de New York, les mannequins "plus size" apparaissent de plus en plus. Le mannequin Ashley Graham est aujourd'hui connu internationalement et s'est glissé dans le top 10 des modèles les mieux rémunérés, tandis que la chanteuse Beth Ditto a profité de sa notoriété pour lancer sa propre ligne de vêtements.

Attachée à un héritage unique en son genre et qui a donné à la France son image, la mode française semble encore frileuse à l'idée de s'ouvrir entièrement à une clientèle "plus size". Pour Benoît Heilbrunn (ESCP Europe), un bouleversement culturel est nécessaire. Il développe :"Il faut qu'une grande marque ose briser une convention culturelle profondément ancrée qui serait de valoriser les individus comme ils sont et non pas comme l'on voudrait qu'ils soient. Aucune marque n'a osé le faire."  Mais l'influence grandissante et la créativité des blogueuses "plus size", qui poussent déjà les portes des enseignes grand public, pourront peut-être un jour attirer l'attention de griffes du haut du panier. La mode étant pyramidale, si son aristocratie se met subitement à faire de la grande taille, l'influence se fera ressentir. Un jour peut-être tournera-t-elle enfin ronde.