Les podcasts à l'écoute de la mode : analyse d'un phénomène

Dans la galaxie des podcasts, les émissions consacrées à la mode sont de plus en plus nombreuses et suivies par de fidèles auditeurs. Alors que l'industrie en elle-même est saturée par l'image, comment certains ont-ils réussi à faire écouter la mode ? Enquête sur cette facette de la planète fashion où seule la voix compte.

Les podcasts à l'écoute de la mode : analyse d'un phénomène
© Uladzimir Chaberkus - 123RF

"Je trouve que les femmes sont toujours trop habillées, mais qu'elles ne sont jamais assez élégantes". C'est avec cette citation de Coco Chanel que commence chaque épisode du podcast de mode bi-hebdomadaire Chiffon. Depuis neuf mois, sa créatrice Valérie Tribes "chiffonne", selon ses propres mots, avec ses invités et intrigue nombre d'auditeurs.
Pour ceux qui l'ignorent, le podcast (contraction d'iPod et broadcast) est une émission de radio gratuite et téléchargeable sur Apple Podcast et Soundcloud, entre autres. Il peut s'agir d'émissions de radio traditionnelle en différé, mais aussi de programmes indépendants qui n'existent que sur la toile. Aux Etats-Unis, ce support a explosé après le succès de Serial, un podcast consacré à l'enquête criminelle, qui a cumulé 80 millions de téléchargements. La raison de ce succès est simple : nous vivons dans l'ère du contenu à la demande (Netflix, YouTube, plateformes de VOD, Spotify, Deezer) et le direct est devenu accessoire. De plus, écouter un podcast ne requiert pas l'attention totale de l'auditeur, celui-ci peut donc vaquer à ses occupations tout en profitant de son émission. Pour Julien Neuville, cofondateur du studio de production de podcasts baptisé Nouvelles Écoutes, le podcast permet de "prendre du recul sur cette guerre de l'attention".   

Alors que la mode n'a jamais vraiment eu sa place sur les ondes, des irréductibles passionnés ont décidé de pousser les murs en créant leur propre émission dédiée à la mode en podcast. Leur point commun à tous ? Une passion pour la radio, ce média universel qui n'a pas pris une ride. Là où ils auraient pu lancer un énième blog, ces rebelles ont choisi le son pour raconter la mode.

© Fashion No Filter - Sam Fry Limited

"Toutes les plus grandes publications de mode ou émissions TV qu'on respecte et qu'on suit depuis des années, de Vogue à Mademoiselle Agnès, ne sont que du visuel, explique Monica Ainley, cofondatrice de Fashion No Filter. Quand on achète un magazine comme Vogue, trois quarts des gens que je connais sont plus tentés par les sublimes images que par ce que le journaliste essaie de dire. (…) Au milieu de tout ce vacarme visuel et photographique, on voulait créer une bulle où les gens puissent être silencieux, respectueux, et où la seule chose qu'ils ont à faire c'est écouter". De plus, sans la pression d'un groupe de presse au-dessus d'eux, les créateurs de podcasts mode ont la chance de pouvoir former leur propre ligne éditoriale. Ils échappent ainsi aux impératifs que connaissent tous les journalistes sur des médias traditionnels. Comme l'explique si bien Jessica Michault, créatrice de Fashion Your Seatbelt"Dans ce monde, on doit se cantonner à 140 caractères, tout est compressé, on a de moins en moins de temps, avec constamment la pression de faire un minimum ou un maximum de signes".  Portées par cette liberté, ces voix qui parlent de mode ont créé de A à Z leur propre concept avec des codes et des valeurs qui leur sont propres.

Un média pour plusieurs formats

Avec en tête le partage des connaissances et dans la logique du replay, certaines universités mettent à disposition en podcast toutes leurs conférences, à l'instar de l'Institut Français de la Mode et l'Université de la Mode de Lyon. Le podcast du magazine Business of Fashion quant à lui multiplie les formats, passant de conférence à débat pour s'arrêter enfin sur un concept qui ressemble à une émission de radio classique (qui fera le succès du podcast en 2017). C'est aussi le cas du plus populaire d'entre tous, Fashion No Filter, avec ses 2,5 millions de téléchargements. Au fil des épisodes d'une heure se mêlent entretiens avec des personnalités de la mode, voyage au cœur de défilés (comme celui d'Iris Van Herpen en juillet 2017), enquête sur les dessous d'Instagram et de ses contenus sponsorisés et même un défilé de mode commenté façon match de foot ! Fondé par Camille Charrière et Monica Ainley qui se définissent comme slasheuses (en d'autres termes, elles cumulent les casquettes de journaliste, consultante créative, styliste photo, influenceuse et mannequin occasionnel), ce podcast mode fait beaucoup parler de lui depuis sa création en décembre 2016. 
Mais le format le plus utilisé pour parler de mode devant un micro, c'est l'interview intimiste en tête à tête, dans la lignée du programme féministe de Lauren Bastide (La Poudreproduit par Nouvelles Écoutes). Le Vogue américain notamment, dans son show animé par André Leon Talley, reçoit une à une des personnalités de la mode qui viennent se confier, parmi lesquelles Marc Jacobs, Alessandro Michele, Tom Ford et bien évidemment Anna Wintour. C'est aussi le mode opératoire qu'a choisi la journaliste Jessica Michault (ancienne collaboratrice de Suzy Menkes pendant seize ans au International Herald Tribune) pour son émission Fashion Your Seatbelt. Son objectif ? Transporter ses auditeurs au-delà des défilés et des photos sur papier glacé. Elle explique : "Il y a quelque chose dans le podcast qui relève vraiment de l'intime, c'est comme si on était transporté dans la pièce avec le créateur, on l'entend rire et respirer. Cela créé une intimité qu'on ne retrouve pas dans un défilé".

 

Live! The first @_fashionyourseatbelt_ podcast with guest @olivier_rousteing the creative director of @balmain. Link in the bio Don't forget to leave a review In this episode Olivier talks about his collaboration with the @operadeparis - @lorealmakeup - his childhood - and the future of #balmain #larenaissance #olivierrousteing #loreal #palaisgarnier #palaisgarnieropéra

Une publication partagée par Jessica Michault (@_fashionyourseatbelt_) le

L'échange cœur à cœur, c'est aussi le dada de Valérie Tribes, journaliste dans la presse féminine depuis une vingtaine d'années et pionnière du podcast francophone dédié à la mode avec son émission Chiffon depuis janvier 2017. Frustrée de voir"toujours les mêmes gueules" interviewées dans les magazines de mode, elle décide de créer sa propre émission, où elle interroge de parfaits inconnus. Même si elle laisse la parole de temps en temps à des personnalités plus connues (Marc Beaugé, Alexandra Senes ou encore Pénélope Bagieu), l'émission se concentre sur des anonymes qui viennent parler avec beaucoup de sincérité de leur rapport au vêtement pendant une demi-heure. Au fil des épisodes et des rencontres, des thèmes lourds sont abordés : le chômage, l'anorexie, la fast fashion et l'acceptation de son corps entre autres. Preuve que la mode va bien plus loin que les chiffons. Valérie Tribes explique : "La mode c'est sociétal. Finalement c'est de l'anthropologie ce que je fais. Beaucoup d'invités que j'ai reçu, comme Marc Beaugé, me disent 'Ça valait une séance chez le psy ce qu'on a fait'". Véritable œil de judas sur la porte close du monde de la mode, les podcasts permettent à n'importe qui de passer de l'autre côté et de partager ce moment d'intimité entre le podcasteur et son invité. Comme si l'on partait à la recherche du pourquoi et du comment de la mode, une véritable quête de sens. 

De plus en plus d'auditeurs de la mode

Pour l'instant en France, Médiamétrie, l'organisme spécialisé dans la mesure des audiences, ne peut pas calculer le nombre d'auditeurs de podcasts indépendants. En revanche, les podcasts des radios classiques font le plein de téléchargements et les chiffres ne font que monter. France Inter bat tous les records avec 29,9 millions de téléchargements entre janvier et mars 2017. Preuve que le podcast est bien en plein essor. 
Dans le microcosme du podcast de mode, les émissions sont encore peu nombreuses, mais la concurrence ne saurait tarder. En France, il se murmure que l'Express Styles compterait lancer le sien, tandis que Nouvelles Écoutes aurait déjà planché sur un podcast dédié à la mode, incarné par une personnalité influente du milieu (le projet attendrait uniquement un coup de main financier pour se lancer).
Du côté des auditeurs, qui sont en grande partie des auditrices, cette mode en audio a tout de révolutionnaire. Nevena, linguiste serbe passionnée de mode et fidèle auditrice de podcasts, a appris à consommer la mode d'une façon inédite grâce à ce genre d'émission : "Je suis fan des podcasts en général parce que je peux les écouter n'importe où. Quand je lis un magazine j'ai un vrai rituel totalement différent, je m'installe avec un café, mon magazine et une jolie vue. C'est aussi une vraie façon de se tenir au courant de l'actualité mode et d'apprendre de nouvelles choses." Anne, blogueuse mode de 24 ans et fidèle auditrice de Chiffon apprécie quant à elle la fraîcheur des podcasts qui change du contenu des magazines plus classiques :"Certaines interview sortent vraiment de l'ordinaire et nous font réfléchir sur notre consommation et notre rapport aux fringues. On passe aussi un super moment, on a l'impression d'être avec les deux personnes." Mission accomplie pour tous les podcasteurs qui veulent justement immerger les auditeurs dans leur monde.

Outil de com' comme de culture

À l'instar des universités qui mettent leur contenu en ligne, certains podcasts ne recherchent pas le profit pour l'instant et préfèrent le caractère pédagogique de ce contenu. Dans la logique des Massive Open Online Courses (cours en ligne en accès gratuit), l'histoire et l'analyse de la mode deviennent alors accessibles en audio et ne se retrouvent plus réservées à l'élite des écoles de mode privées. L'émission Badass La Mode mise justement ce créneau. Lucile Grémion, cofondatrice du podcast et de l'agence de conseil qui chapeaute le projet nous explique : "Ce podcast, c'est du bénévolat, on l'a fait sur le vif, on a vraiment envie de l'utiliser pour le côté transmission, c'est le but premier de notre philosophie. Ce qui nous plaît c'est qu'avec seulement deux clics on peut avoir accès à la connaissance." L'émission ne comporte pour l'instant qu'un seul épisode et compte reprendre en 2018, preuve qu'il est difficile d'alimenter un contenu sur le long terme, d'autant plus que lorsqu'il est créé par des bénévoles.
Mais le podcast peut également faire l'objet d'une commande. Exit le placement produit classique, la marque achète carrément le concept pour le faire sien. Pour preuve, le concept store colette choisi de fermer ses portes en s'alliant à Chanel et en accueillant l'enregistrement d'un podcast en son sein. Baptisé le 3.55, l'émission est présentée par la journaliste Daphné Hezard. Tour à tour, elle reçoit des personnalités comme l'actrice Clémence Poésy, l'auteure Leïla Slimani, ou encore la réalisatrice Deniz Gamze Ergüven. À travers ce projet inédit thématisé autour de la création artistique, Chanel et colette s'offrent une légitimité culturelle accessible : le parfait outil de communication. Alors que le concept store parisien est connu pour avoir toujours été précurseur de tendances, choisir comme dernier projet un podcast est significatif et prouve que ce format a un avenir certain. Dans un même ordre d'idée, en devenant les sponsors de Fashion No Filter, l'application de rencontres Bumble, qui a déjà une forte image féministe, s'est aussi achetée une casquette de mécène attaché à la culture de demain.  

© Chanel

Un nouveau média rentable ?

Outre ce cas exceptionnel signé Chanel, le podcast indépendant, pour être rentable, doit trouver des sponsors. Plusieurs émissions ont la chance de pouvoir compter sur des producteurs, qui leur laissent leur chance. Le podcast de Jessica Michault par exemple est produit par GPS Radar by Launchmetrics, qui est ni plus ni moins son employeur. De même, Monica Ainley et Camille Charrière ont reçu le soutien d'une société indépendante, Sam Fry Limited. Mais si la presse spécialisée mode est rentable grâce aux annonceurs qui financent nombre de placements publicitaires, la mode en format audio ne semble pas intéresser ces derniers. Pour Julien Neuville, les marques ont de toute évidence un train de retard : "Dès que ce n'est pas visuel, elles ne comprennent pas. En fait, il faut ré-apprendre à tout le monde qu'on n'est pas obligés de voir la mode".
Pourtant, les auditeurs de ce genre de podcasts correspondent à une cible très intéressante pour les marques de mode. Chiffon, qui totalise 35 000 écoutes par épisode, est suivi en grande partie par des femmes entre 30 et 49 ans, urbaines, connectées et CSP+. De même pour Fashion No Filter et Fashion Your Seatbelt qui sont suivi en grande partie par des femmes entre 25 et 40 ans, passionnées de mode, qui pourraient de toute évidence être des clientes potentielles si les griffes faisaient l'effort de s'intéresser aux dits podcasts. Ces mêmes clientes sont aussi dans tous les pays du monde. Pour preuve, la France est le troisième pays à écouter le plus Fashion No Filter (anglophone) tandis que Chiffon (francophone) a des pics d'auditeurs en Russie, en Corée, au Japon et même en Australie ! 

© La Poudre - Nouvelles Écoutes

En format audio, le sponsoring ne prend pour l'instant qu'une seule forme. Au début et à la fin de chaque rendez-vous, le podcasteur énonce une petite présentation de la marque grâce à laquelle "l'épisode est rendu possible." Chez Nouvelles Écoutes, ce processus se veut créatif et respectueux des valeurs de la marque. Julien Neuville souligne : "On a travaillé avec des marques comme Matches Fashion et Maison Standart, mais le but pour nous ce n'est pas de balancer une pub. En amont on rencontre les marques, on s'imprègne de leurs valeurs et on écrit tout nous-mêmes. Par exemple, chez Maison Standard, ce qu'on a aimé c'est le côté business model disruptif alors que chez Matches, on aime le fait qu'ils soutiennent de jeunes créateurs. Toutes ces valeurs sont justement difficiles à illustrer dans la presse classique, c'est là qu'est notre force." Ironie du sort, ces deux entités mode ont préféré financer La Poudre, une émission avec un public plus large, plutôt qu'un podcast dédié à la mode. 
Ainsi, non content de révolutionner la presse mode, le podcast pourrait aussi marquer un tournant dans le brand content, en proposant un angle plus proche des valeurs d'une marque et en suscitant l'émotion plutôt qu'une approche visuelle et brute comme on le voit dans les magazines lambda. 

Avec peu de moyens, un concept original, un réseau bien développé et surtout une passion pour cette industrie, tous ces pionniers du podcast ont réussi un défi qui n'était pas donné : séduire auditeurs et annonceurs en délestant la mode de tous ses artifices visibles pour la mettre à nu et sur écoute.