L'enfant doué en colère

Lors d’un examen, certains enfants apparaissent d’emblée comme pétris de colère : non qu’ils hurlent ou trépignent pour une broutille, il s’agit d’une colère profonde, donnant l’impression d’avoir toujours été présente et de faire presque partie de leur personnalité.

Ces enfants ne se roulent pas par terre à la moindre occasion en s’époumonant jusqu’à l’épuisement face à des parents déconcertés qui ne savent plus par quel bout les prendre. Ceux-là réagissent de la sorte à une frustration passagère, ils profitent de leur jeune âge pour s’octroyer le droit d’exprimer vigoureusement des émotions qu’ils ne  savent pas encore  contrôler et aussi parce qu’ils peuvent se laisser tomber au sol de façon spectaculaire sans se faire mal. Cette démonstration de force est destinée à impressionner leurs parents et à les faire céder.

Si l’enfant doué fondamentalement en colère s’est autorisé de telles manœuvres quand il était très jeune, il en perd vite le goût : sa colère est si grande qu’elle ne s’accorderait pas avec cette grotesque gesticulation.

Cette colère devient explosive seulement quand les circonstances s’y prêtent et qu’elle provoque alors une pression qui doit absolument se libérer, mais le plus souvent, elle reste froide, concentrée, elle imprègne tous ses gestes, toutes ses réactions, elle ne le laisse pas en repos.

Très souvent, elle est provoquée par une situation familiale impossible à modifier où l’enfant doué pense être la victime, désignée par un sort néfaste, parmi ses frères et sœurs qui ignorent ces tourments.

Sa colère est alors désespérée puisqu’il ne peut changer une réalité qui le supplicie : pour mémoire, c’est un aîné qui n’en peut plus de prendre sur lui pour rester serein face à des cadets maladroits et bruyants, un benjamin qui ne supporte plus d’être toujours considéré comme un débile ignorant, analphabète pour cause légitime de trop  jeune âge, ou ceux que la destinée a placés entre ces deux extrêmes et qui ne bénéficient ni des prérogatives de l’aîné ni des avantages du dernier.

Quand la situation devient, pour eux, réellement intolérable, ils n’envisagent pas d’autres défenses que de se cogner la tête contre le mur ou le plancher, espérant apaiser par la douleur physique une exaspération bien plus douloureuse.

Dans tous les cas, la fureur qui les anime doit être  prise en compte et apaisée par toutes sortes de stratégies : on rappelle déjà que, au sein de la famille,  chacun est le préféré à sa manière et, plus tard, ils connaîtront ensemble une complicité précieuse et impossible à égaler.

Il arrive que la situation soit encore aggravée par une faiblesse ponctuelle vécue par l’enfant comme une infirmité irréversible : il est dyslexique, et l’orthophoniste s’épuise sans résultats probants, surtout pour lui qui voudrait une guérison magique à l’image de ses réussites dans les domaines où il excelle, il a été malade ou bien il s’est cassé un membre à un âge où il aurait dû gambader avec les autres,  ou bien, un handicap plus perfide l’afflige : il ne grandit pas au même rythme que les autres, on le croit dernier né tandis que le  petit dernier semble bénéficier de tous les gênes qui accélèrent la croissance. Il arrive même que sa petite taille dissuade d’envisager un saut de classe. Un sort funeste s’acharne véritablement sur ceux qui connaissent de tels accidents de parcours.

La situation familiale peut aussi provoquer une colère dont l’expression serait très mal venue dans le contexte où se trouve l’enfant : des parents qui ne remplissent pas leur rôle de parents sans que ce manquement soit justifié, simplement, ils ne font aucun effort pour comprendre leur enfant et lui revoient de lui une image totalement faussée, sans se préoccuper de ses besoins propres et encore moins de sa sensibilité à vif.

Pourtant, plus profonde et plus violente encore est la colère de l’enfant doué qui ne supporte pas  de constater au quotidien l’irrémédiable infériorité qui le frappe tout à coup, du moins c’est ainsi que lui apparaissent son ignorance et sa maladresse, bloquant subitement ses réussites. Ces défaillances lui semblent d’autant plus dramatiques qu’il était habitué jusque-là à réussir, sans même s’y arrêter, la plupart des tâches qui constituent pour les autres enfants des obstacles infranchissables.

L’enfant doué qui n’a pas encore intégré la notion d’effort, ni celle d’apprentissage, en est réduit à constater son échec sans recours possible : soudainement, son adresse l’a déserté, il se retrouve totalement impuissant, réduit à la pire des médiocrité, lui, qui a connu l’éclat d’une réussite aisée, atteinte sans effort, lui semblant donc toute naturelle. Sa colère, largement teintée d’effroi, bloque toutes ses capacités de raisonnement, elle le rend aveugle et sourd,  il n’entend pas les paroles raisonnables qu’on lui adresse, il est seulement fou de rage d’avoir perdu sa dextérité. C’est alors sa colère qui l’empêche de sombrer dans une tristesse insondable.

Il se sent semblable à un personnage richissime, habitué aux plus grands raffinements,  qui se trouverait subitement dépourvu de tout, réduit à la misère absolue, privé de tout moyen de récupérer cette richesse disparue  sans qu’il soit responsable de ce changement.

La tentation de retourner contre lui cette colère impuissante  devient de plus en plus pressante : l’enfant doué parle de mourir ou bien il se blesse lui-même, animé par le sentiment d’avoir été trahi par une modification imprévue et définitive de son état habituel.  Il ne savait pas d’où il tenait son aisance, il ne pouvait donc pas l’empêcher de disparaître.

Cette colère est plus violente et brutale quand l’enfant est encore en Primaire : il n’a pas à sa portée les apaisements que trouvent les adolescents : endormir leur effroi au moyen d’expédients, pour eux faciles à trouver, leur permet de noyer leur angoisse.

Le jeune enfant ignore ces possibilités d’évasion, la réalité lui apparaît dans toute sa cruauté sans qu’il soit capable d’expliquer les causes de cette irrémédiable fureur. Il ne saurait même pas la décrire, elle s’exprime seulement par des explosions brusques et violentes et, au quotidien, par les manifestations d’un caractère difficile, impossible à contenter.

En fait, il s’emploie avec acharnement à tenter d’oublier son éclat passé, cette lutte lui prend la plus grande partie de son énergie, ses notes chutent encore un peu plus, il sombre, sans rémission pense-t-il, et ce serait sa colère qui le maintiendrait suffisamment alerte pour qu’il parvienne à donner le change.

Il est indispensable de dénouer avec lui les causes de cette colère véhémente, sachant qu’il ne les évoquera jamais de lui-même : ce serait leur donner plus de réalité encore, les rendre cette fois tout à fait définitives et, de surcroît, il éprouve une telle honte de cette défaillance qu’il se sent bien incapable de la mentionner pour expliquer son état.

Dans le même temps qu’on lui décrit les raisons de sa colère, on lui signale que des remèdes existent et qu’on est tout prêt à l’aider pour qu’il retrouve son éclat d’antan.

Réconcilié avec l’existence, l’enfant doué qui a connu une sorte d’enfer renaîtra au bonheur de découvrir le savoir en explorant tous les chemins qu’il est possible d’emprunter, peut-être même certains auxquels personne n’avait songé jusque-là.