Gérard Miller : "Françoise Dolto était une militante de la vérité"

Trente ans après sa mort, Françoise Dolto continue de révolutionner les rapports entre parents et enfants. Dans le documentaire "La Révolution Dolto", diffusé le 30 mai, sur France 3, Gérard Miller retrace le cheminement de cette psychanalyste, qui en dépit de ses détracteurs, est parvenue à aider l'enfant à se développer dans une société qui lui était hostile.

Gérard Miller : "Françoise Dolto était une militante de la vérité"
© IBO/SIPA

Au début du XXe siècle, la société considérait les enfants comme des petits diables. À l'hôpital, les nourrissons n'étaient pas anesthésiés avant une opération. À l'école primaire, les élèves étaient envoyés au bagne. Françoise Dolto a lutté pour que la société soit à l'écoute des enfants. Communiquer avec les nourrissons, ne pas mentir aux tout-petits, mettre des mots sur leurs souffrances : telles étaient ses idées... révolutionnaires pour l'époque et pas toujours évidentes à appliquer aujourd'hui. Dans La Révolution Dolto, diffusé le 30 mai, à 20h50, sur France 3, Gérard Miller et Anaïs Feuillette reviennent sur le parcours de cette psychanalyste que l'on qualifiait de "magicienne", tant elle parvenait à dénouer les situations compliquées.

Comment son enfance, chamboulée par la mort précoce de sa sœur, a ouvert son esprit à la psychanalyse ? De quelle manière a-t-elle transformé les rapports entre adultes et enfants ? Entretien avec le psychanalyste Gérard Miller.

Le Journal des Femmes : En quoi Françoise Dolto a influencé l'évolution de la psychanalyse ?
Gérard Miller : Freud s'est aperçu que ce qui s'est passé dans notre enfance avait des conséquences dans notre vie, mais il n'a pas été un psychanalyste d'enfants. Dolto a pénétré là où Freud n'est pas allé, dans le jardin des enfants. Elle a considéré les enfants comme des patients d'un type nouveau. Ils dessinent, ils jouent, ils parlent à l'occasion.

Françoise Dolto insistait sur l'importance de communiquer, du langage, même pour les nourrissons. Pourquoi ?
Au début du XXe siècle, les nourrissons étaient considérés comme des tubes digestifs puisqu'ils ne pouvaient pas entamer de conversation. Selon Dolto, les enfants, y compris les fœtus, sont des êtres de langage. S'adresser à eux est essentiel, même s'ils ne comprennent pas les mots. C'est un moyen de les accueillir dans le monde des adultes. Les enfants comprennent, même lorsqu'ils n'ont pas les mots à leur disposition. Elle insiste également sur la nécessité de leur dire la vérité. On suppose que la meilleure façon d'aider l'enfant est de lui cacher les choses difficiles, comme la mort d'un proche. Dolto pensait le contraire. Dès le moment où vous lui expliquez ce qui se passe, vous l'armez beaucoup mieux dans la vie.

Toute vérité est-elle réellement bonne à dire ?
Les enfants en savent beaucoup plus que l'on imagine. Les petits entendent tout ce qui se passe dans la maison, même si les adultes sont convaincus qu'ils ne sont pas intéressés. Il est difficile de leur cacher quoi que ce soit. L'essentiel est de trouver des mots qui correspondent à la situation. Si sa grand-mère meurt, l'enfant est confronté à cette absence et il faut qu'il ait des mots pour la comprendre. Quand le petit pénètre dans la chambre des parents lorsqu'ils font l'amour, il ne sert à rien de lui dire de sortir : il a vu ce qui s'est passé. Il faut donc lui en parler. Selon Dolto, les enfants ont besoin, pour progresser, d'avoir le maximum d'armes à leur disposition. Or, il n'y a pas de meilleure arme que la vérité.

En 1962, Françoise Dolto devient la première secrétaire du Père Noël. N'est-ce pas contradictoire avec le principe selon lequel on doit la vérité à l'enfant ?
On peut lui raconter des histoires et alimenter son imaginaire. La psychanalyse s'intéresse aussi aux contes de fées, la question est de savoir comment le présenter à l'enfant. Si ces jolies histoires sont racontées dans un contexte où l'on ne ment pas à l'enfant, pourquoi ne pas aider son imaginaire se développer ? Même si l'on peut trouver la subtilité fine, il ne faut pas que les parents racontent des bobards. Dès le moment où ils mentent à leurs enfants, ils prennent le risque de briser ce rapport de confiance qu'il faut instaurer. On assiste souvent à cette scène : les parents se tiennent sur le quai du métro avec leur enfant qui s'agite, et lui disent : "Si tu ne te calmes pas, maman te laisse sur le quai du métro et s'en va". On sait bien que maman ne le fera jamais, alors pourquoi le dire ? 

Comment est-elle parvenue à imposer ses idées, en dépit des critiques de l'opinion publique ?
Certains collègues la prenaient pour une folle lorsqu'ils la voyaient parler à des bébés, mais cela n'a pas duré longtemps car on s'est rendu compte que sa pratique produisait des effets bénéfiques sur les enfants. De surcroît, dans l'après-guerre, la société décide de porter plus attention aux enfants. En 1920, Dolto n'aurait pas eu l'écho qu'elle a eue. Il a fallu, malheureusement, la seconde guerre mondiale pour que l'on se rende compte qu'il y avait un véritable problème chez les êtres humains.

Son statut de femme l'a-t-il freiné dans son parcours ? 
Cela a été surtout difficile dans sa propre famille. Pour sa mère, il était impensable qu'une fille passe son bac et travaille. Dans l'après-guerre, lorsqu'elle est médecin, un certain nombre de femmes travaillent déjà. Dolto a précédé et accompagné l'évolution de la société dans les années 50-60, et c'est pour cela que lorsque mai 68 arrive, elle est un des visages de l'époque, avec Lacan, Foucault et les autres, même si elle n'est pas la plus connue.

Enfant, Françoise Dolto a été élevée par une mère qui paraît plutôt rigide et restrictive, et un père davantage ouvert à la discussion et à la culture. Cette dualité lui a-t-elle permis de garder un équilibre, une ouverture d'esprit, qui la distinguait des autres enfants ?
Ce qui est frappant, c'est que dans tous ses écrits, Dolto n'a jamais été aussi critique que nous, spectateurs, à l'égard de sa mère. Elle a toujours considéré que celle-ci avait fait du mieux possible et qu'elle était victime de cette société qu'il fallait changer. Sans en vouloir à sa génitrice, la présence de son père (un polytechnicien, devenu industriel, NLDLR) beaucoup plus tolérant a certainement contribué à ce qu'elle s'en sorte. Il était une sorte d'allié face à une mère autoritaire et puissante. Dès sa naissance, Françoise Dolto a aussi été confiée à une nourrice irlandaise, un peu farfelue, qui lui parlait anglais et la confrontait au monde. 

Elle faisait preuve d'une certaine docilité…
Françoise Dolto n'a pas été une enfant rebelle, ni même une femme rebelle. Elle a beaucoup contribué à changer la société, sans doute plus que beaucoup de révolutionnaires, mais elle-même était assez classique dans son fonctionnement personnel. Dolto s'est toujours échappée de ses carcans par l'imaginaire, la pensée, la rêverie. De son enfance, elle sort cabossée. Elle a fait une psychanalyse pour aller mieux, au sortir de l'adolescence. Jusqu'à 25 ans, elle n'a jamais été déjeuner dehors, toujours chez sa mère ou sa grand-mère. La psychanalyse a sauvé Dolto avant qu'elle-même ne sauve des centaines de personnes.

Aujourd'hui, on parle de l'enfant roi, par opposition à l'enfant "docile" du début du XXe siècle. Que dire à ceux qui y voient une conséquence de l'application du doltoïsme ? 
Ils se trompent radicalement. Dans les maisons vertes (lieux d'accueil des petits, créés par Françoise Dolto, NDLR), Dolto traçait toujours une ligne rouge sur le sol. On expliquait aux enfants un peu plus grands qu'ils ne pouvaient pas la franchir, parce que de l'autre côté, les petits qui ne marchaient pas, étaient en train de jouer. Ceux qui ont travaillé avec elle ont vu dans cette ligne rouge le symbole de ce que l'on peut faire et ce que l'on ne doit pas faire. Écouter un enfant, ce n'est pas lui donner la possibilité de faire ce qu'il veut. 

Qu'est-ce qui rend l'écoute de Dolto difficile dans la société actuelle ? 
La fascination pour les neurosciences est telle que l'on pense qu'avec un certain nombre de protocoles valables pour tous, on pourrait trouver une panacée. C'est ce que l'on peut appeler le scientisme : le rêve de trouver une méthode applicable dans toutes les situations. Or, Dolto, ce n'est pas un ensemble de règles de vie qu'il faut appliquer. Dans le film, on raconte qu'elle disait : "Écoutez mon conseil mais ne l'appliquez pas, il vous permettra de vous faire votre avis". Lorsque l'on parle d'enfants, d'êtres humains qui souffrent, on est dans le cas par cas.

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