Haifaa al-Mansour : "J'aime voir des femmes victorieuses"

Après le succès de son long-métrage, "Wadjda", Haifaa al-Mansour a choisi de porter à l'écran l'histoire de Mary Shelley, la romancière éponyme du film en salles le 8 août. Des rues de Riyad à la très paternaliste Angleterre du 19ème, la réalisatrice saoudienne tire le portrait de jeunes femmes déterminées à briser carcans et traditions. Rencontre fantastique avec celle qui a merveilleusement redonné vie à la créatrice de Frankenstein.

Haifaa al-Mansour : "J'aime voir des femmes victorieuses"
© SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA

Originaire d'Arabie Saoudite, première cinéaste à tourner dans son pays où le 7e Art est proscrit, Haifaa al-Mansour est une véritable pionnière. Cette réalisatrice multi-récompensée pour son premier long-métrage Wadjda, signe ici un film à l'ambiance gothique qui retrace les premières années de la romancière Mary Shelley, à qui l'on doit le monstrueux Frankenstein. La cinéaste passionnée et captivante, nous a parlé, avec élan et sensibilité, de cette héroïne des temps modernes et de la condition féminine dans une société dominée par les hommes. 

Le Journal des Femmes : Qu'est-ce qui vous a séduit dans le parcours de Mary Shelley ?  
Haifaa al-Mansour : J'avais étudié Frankenstein plus jeune, mais je ne connaissais pas l'histoire de son auteure, Mary Shelley. Je ne savais pas qu'elle avait seulement 18 ans à l'écriture du roman et quelle était sa relation avec Percy Shelley. C'était important pour moi de raconter l'histoire d'une femme qui, juste à cause de son jeune âge, a été rejetée et n'a pas eu ce qu'elle méritait. Les gens voulaient que ce soit Percy qui ait écrit Frankenstein, car il avait cette autorité d'écrire. Mary Shelley est aussi une héroïne définitivement moderne. Dès que les femmes font quelque chose de différent, même aujourd'hui, certaines personnes se montrent sceptiques. Le film parle d'une jeune femme qui tombe amoureuse, qui refuse les traditions et qui cherche qui elle est vraiment. C'est une idée très moderne. 

Pourquoi avoir choisi Elle Fanning pour incarner Mary Shelley et Douglas Booth pour jouer Percy ?
Haifaa al-Mansour : J'adorais les performances d'Elle Fanning lorsqu'elle était enfant. Elle avait une élégance, une facilité et une douceur qui convenaient parfaitement au rôle de Mary Shelley. Je ne voulais pas de quelqu'un qui surjoue et qui entraîne le personnage dans la mauvaise direction. Pour choisir l'acteur qui devait jouer Percy, cela nous a pris plus de temps. A cause de ses mauvaises actions, il pouvait être facilement rejeté. Je voulais quelqu'un qui apporte plus de complexité au personnage. Douglas est charmant et a une sorte d'insouciance et d'innocence qu'il a parfaitement transmis à son personnage.

Mary Shelley n'est pas seulement l'écrivaine dans votre film, mais aussi la femme : pourquoi ?
Haifaa al-Mansour : Parce qu'on ne pouvait pas séparer la femme de l'auteure. Le fait de perdre son enfant et d'être dévastée par ce drame la conduit à écrire. Quant à sa relation avec Percy, elle a inspiré son roman. Frankenstein parle d'une créature et de son créateur. Dans un sens, Percy est celui qui l'a amenée dans le grand monde et elle lui doit beaucoup. Le livre est le résultat de tout ce qui lui arrive en tant que femme.

© Pyramide Distribution

Vous êtes toutes les deux des pionnières : vous dans le cinéma, elle dans la littérature. Vous reconnaissez-vous en elle ?
Haifaa al-Mansour : Absolument. En particulier lorsqu'elle se rend chez un éditeur et se voit refuser la publication de son livre. Je connais cette sensation. J'ai commencé à faire des films lorsque cela était illégal en Arabie Saoudite. Les gens ne pensaient pas que je pouvais y arriver. Être rejetée à cause de son genre, c'est terrible. Au début, cet épisode ne devait pas faire parti du script, mais je trouvais important de montrer cette jeune fille qui se bat pour faire entendre sa voix.

Peut-on comparer la situation au Royaume-Uni au 19e siècle à celle de l'Arabie Saoudite aujourd'hui ? 
Haifaa al-Mansour : Il y a beaucoup de ressemblances entre les deux. Mais il y a 200 ans, la Grande-Bretagne n'était pas aussi conservatrice que l'Arabie Saoudite d'aujourd'hui. Toutefois on assiste à beaucoup de changements en ce moment dans mon pays. Les femmes ont désormais le droit de conduire et ont des choix plus variés en matière de profession. Les femmes sont malheureusement toujours stigmatisées mais elles se serrent de plus en plus les coudes. Des mouvements comme #MeToo ou Time's Up essaient de créer un endroit plus sûr pour elles. Ils leur donnent de nouvelles opportunités mais aussi le droit d'être reconnues et d'être payées comme les hommes, ce qui est du bon sens. C'est une lutte continue.

Dans votre précédent film, vous parliez également d'une jeune fille qui tente de se frayer un chemin dans un monde très masculin. Pourquoi ce thème ?
Haifaa al-Mansour : J'aime voir des femmes victorieuses qui ne se considèrent pas comme des victimes. J'ai une fille et je veux que plus tard il n'y ait aucun obstacle à la réalisation de ses rêves. 

Avez-vous prévu de faire d'autres films sur des destins de femmes ?
Haifaa al-Mansour : Je viens de terminer un film pour Netflix. Il parle d'une Afro-Américaine qui, après un accident de coiffure, finit par tomber amoureuse de ses boucles. C'était important de raconter cette histoire car les cheveux des Afro-Américains ont une histoire douloureuse. Le film s'appelle d'ailleurs Nappily Ever After, et s'inspire du mot "nappy" (crépu en français) qui a une connotation très péjorative.

Pourquoi avoir voulu être cinéaste dans un pays comme l'Arabie Saoudite ?
Haifaa al-Mansour : Lorsque j'étais enfant, je regardais des films loués dans un vidéo store. Des films mainstream de Hollywood, de Bollywood ou de Chine qui m'ont fait découvrir le monde et m'en ont fait tomber amoureuse. Aujourd'hui, je veux faire de bons films, qui touchent les gens et leur donnent de l'espoir. Je veux expliquer l'Arabie Saoudite au monde et porter à l'écran des destins de femmes. 

© Pyramide Distribution

Comment sont reçus vos films dans votre pays ?  
Haifaa al-Mansour : Il y a eu beaucoup de fierté nationale autour de Wadjda, car il a été sélectionné dans plusieurs festivals, dont les Oscars, et a reçu de nombreux prix à travers le monde. De plus, le cinéma a ce pouvoir de permettre aux gens de s'identifier aux situations et aux personnages dépeints. 

Une salle de cinéma a récemment ouvert à Riyad, après 35 ans d'interdiction. Mary Shelley pourrait-il y être projeté ? 
Haifaa al-Mansour : Nous n'avions pas de salle de cinéma en Arabie Saoudite, car l'art y est considéré comme immoral et est accusé de corrompre l'âme. Permettre aux gens de voir des films ou d'assister à des concerts est fabuleux, car cela va élever la culture. Les gens ne vont plus se sentir à l'écart du reste du monde. J'aimerais bien que Mary Shelley soit projeté dans mon pays, même si certaines scènes, comme celles de baiser, seront sans doute coupées. C'est mieux de montrer des films, même si des parties sont censurées, plutôt que de ne rien montrer.

Quelles sont vos influences ? 
Haifaa al-Mansour : J'adore les frères Dardenne, et notamment Rosetta. Ce film a changé ma perception du personnage. Mon travail est totalement différent du leur, je n'ai pas le même style et la même intensité, mais je comprends totalement ce qu'est un personnage proactif grâce à eux. J'aime beaucoup les frères Coen. Leurs dialogues sont incroyables. Puis avec le temps, j'ai appris à aimer le cinéma iranien, qui fait face à une situation comparable à la mienne, en matière de censure par exemple. Les réalisateurs iraniens ont trouvé un moyen de faire un cinéma très intelligent, qui montrent des choses sérieuses tout en réussissant à se faire accepter dans leur pays.

Pourquoi aller voirMary Shelley au cinéma ? 
Haifaa al-Mansour : C'est l'histoire incroyable d'une jeune fille qui trouve sa voix. L'alchimie entre Elle et Douglas est magnifique. Cette histoire dit surtout quelque chose d'important sur notre monde actuel. 

Mary Shelley d'Haifaa al-Mansour avec Elle Fanning et Douglas Booth, en salles le 8 août.