Darren Aronofsky : "J'ai toujours flirté avec les limites de l'acceptable"

Darren Aronofsky a inauguré sa cabine à Deauville, alors que sort en salles son "mother!", allégorie oppressante sur Mère Nature avec Jennifer Lawrence. Le réalisateur de "Black Swan" nous a accordé un entretien pendant le Festival du Cinéma Américain. Rencontre avec le mother fucker le plus controversé d'Hollywood.

Darren Aronofsky : "J'ai toujours flirté avec les limites de l'acceptable"
©  Jacques BENAROCH/SIPA

 

Le personnage de Mother est un rôle féminin fort. Jennifer Lawrence était-elle votre premier choix ?
Darren Aronofsky : Je n'ai pas pensé à elle au moment de l'écriture. C'est une immense star et je n'aurais jamais cru qu'elle voudrait contribuer à un film aussi bizarre. Puis nous nous sommes rencontrés et il s'est avéré qu'on avait la même vision du monde. Elle était excitée à l'idée d'incarner ce personnage, de donner vie à cet esprit. Sur 2h de film, la caméra fixe son visage pendant 66 minutes et ce n'est jamais ennuyeux. Elle a un vrai talent. Peu de gens sur Terre sont capables de ça.

C'est la première fois qu'on voit Jennifer Lawrence dans un rôle où elle ne contrôle pas du tout la situation…
Certains trouvent que ce rôle est une attaque contre les femmes. Ça me choque parce qu'à aucun moment le film ne cautionne tout ce qui lui arrive. Mère Nature nous aime et nous donne tout. Elle nous offre la vie, mais on réalise seulement qu'il y a des limites à cela. Je devais créer un personnage aimant et généreux, dans l'impossibilité de comprendre le comportement irrationnel des autres envers lui. Pour moi, ça correspond tout à fait à l'allégorie. Ce rôle permet à Jen d'explorer quelque chose de différent, qu'elle a trouvé féminin et humain.

"La noirceur révèle la lumière"

mother! est le récit d'une descente aux enfers. Qu'est-ce qui vous attire tant dans la noirceur des Hommes ?
Je ne pense pas être attiré par l'obscurité. En revanche, la noirceur révèle la lumière. L'auteur de Requiem for a dream s'enfonce dans les ténèbres pour trouver l'essence de l'humanité. mother! est un conte qui met en garde, mais aussi une réflexion. Regardez ce que nous faisons subir à notre Terre : nous la défions, nous la violons, nous la volons, la gaspillons… Et en échange, on lui prête très peu d'attention. Dans la Génèse, il est dit que nous avons la responsabilité de prendre soin d'elle. Nous ne le faisons pas. Ce film est un signal d'alarme, un moyen d'exprimer ma frustration. Il suffit de voir ce qu'il se passe dans le Golfe du Mexique en ce moment : Mère Nature est très en colère.

Comment vous est venue l'idée de ce parallèle entre l'histoire d'un couple et celle de l'humanité ?
J'ai eu une illumination quand j'ai réalisé que je pouvais connecter ces deux idées. Cette histoire de couple qui commence à battre de l'aile s'accordait bien avec l'allégorie que je voulais aborder. Pour qu'un film fonctionne, il faut une histoire émotionnelle. Les gens doivent s'identifier. Je savais que j'avais besoin de réalisme pour amener ma métaphore.

Javier Bardem et Jennifer Lawrence dans "mother!" © Paramount Pictures

mother! est biblique : a-t-il un lien avec votre travail sur Noé ?
Ce film n'est pas lié à Noé. Quelqu'un m'a fait remarquer qu'il y avait beaucoup de références bibliques dans mon travail. C'est simplement parce que je trouve que la religion catholique est une super mythologie. Ce sont des histoires dont on comprend le sens même si elles n'ont pas existé. On peut s'en servir pour saisir des idées plus générales. Utiliser la bible dans mother! était un moyen de parler de l'humanité et de son histoire sur la planète.

 

Les réactions sont très divisées. Que répondez vous aux gens qui vous reprochent un excès de symbolisme ?
Certaines personnes n'apprécient pas de se prendre une claque à 8h du matin. Le film est très agressif et les huées sont une réaction appropriée. Je n'aime pas ça parce que ce n'est pas juste envers les gens qui ont contribué au film, des acteurs à mon équipe. Leur travail est excellent. J'espère que les critiques réagissent à ce que j'ai décidé de raconter et à comment j'ai décidé de le faire. Mon père m'a rappelé que j'avais pour habitude de dire "je veux que les gens applaudissent ou huent, je ne veux personne au milieu". J'y parviens encore. Dès que vous flirtez avec les limites, vous faites chier. Pour Requiem for a dream et pour Pi, il y avait aussi beaucoup de haine. The Fountain a failli ne jamais sortir en Europe à cause de son accueil pendant la Mostra de Venise… Je suis habitué. J'aime l'idée que les gens se battent pour un film et pas pour autre chose.

"Je veux que les gens applaudissent ou huent, je ne veux personne au milieu"

Dans mother!, il y a l'allégorie, mais aussi l'histoire de ce couple et de cet auteur qui essaie de créer. L'artiste qui souffre, c'est un peu vous ?
Les artistes qui souffrent m'ont toujours intéressé, comme dans Black Swan ou The Wrestler. Moi-même je souffre pendant 2/3 mois tous les 3 ans, quand je tourne un film. C'est très dur, mais le reste du temps c'est un super boulot. Je m'identifie à eux. Je ne pourrais pas être peintre et créer sans arrêt. J'aime la cadence de la réalisation parce que c'est assez lent pour me laisser le temps d'avoir une vie normale. L'artiste en souffrance est un personnage facile à comprendre. C'est un cliché. Les stéréotypes sont des outils puissants pour les réalisateurs, parce qu'ils parlent à l'audience. C'est là toute la subtilité : comment les utiliser d'une manière totalement nouvelle ?

Faut-il choquer les gens pour leur faire passer un message fort ?
Heurter les gens est un moyen de les toucher. Si vous visez juste, vous pouvez les convaincre et c'est super. J'ai toujours flirté avec les limites de l'acceptable. Depuis que je suis jeune, je cherche des choses différentes, une palette alternative. C'est une question de goût.