Léa Fehner nous raconte ses Ogres

Après le sombre "Qu'un seul tienne et les autres suivront", Léa Fehner revient le 16 mars 2016 avec "Les Ogres", un film solaire et vivifiant. Elle nous raconte comment elle a mis en lumière ce "gros plein de vies".

Léa Fehner nous raconte ses Ogres
© Pyramide Distribution
La troupe des Ogres de Léa Fehner, en salles le 16 mars 2016 © Pyramide Distribution

"J'ai beau dos de dire que je ne suis pas ogresse car j'ai grandi dans ce milieu" nous confie la jeune femme de 34 ans que nous rencontrons au Théâtre de l'Atelier pour échanger sur son nouveau film. Après l'univers carcéral et ses obscurs parloirs, la réalisatrice nous embarque sur les routes avec une troupe d'acteurs itinérants. Un monde de saltimbanques qu'elle côtoie depuis l'enfance pour avoir grandi dedans. Rattrapée par le souffle de la troupe, l'enfant de la balle souhaitait mettre en lumière la flamboyance de ceux qui la composent. Deux heures durant, on entre dans la danse des mots des uns et des maux des autres. Etats d'âme, bagarres, histoire de fesses, Les Ogres ne cachent rien, sont bruyants parfois sales mais jamais méchants. Du lever de rideau au démontage du chapiteau on n'a d'yeux que pour ces hommes et femmes pourvoyeurs de joie. N'ayez pas peur, les Ogres de Léa Fehner ne vous laisseront pas sur votre faim.  

Le JournalDesFemmes.com : Quelle a été la genèse de ce film ?
Léa Fehner : Ce fut un processus tentaculaire. Après mon premier film qui traitait des parloirs de prison, j'avais envie de quelque chose de très différent, de moins grave, moins sombre. Je souhaitais changer de paradigme, montrer que l'on peut être lucide sur le monde et ses violences, en faisant une histoire gaie, énergique. J'avais besoin de quelque chose de solaire, qui transmette un appétit de vivre. Au même moment où je me posais ces questions, la compagnie de mes parents fêtaient ses 20 ans. C'était une année terriblement douloureuse pour nous tous parce qu'un membre de la compagnie avait perdu son fils. Cela aurait pu être le signal de la fin et malgré tout, la troupe a fait une fête qui fut débridée, tapageuse, excessive, outrancière mais drôle et vivante. J'étais baba et ce "flash festif" m'a fait comprendre que je voulais transmettre leur envie d'être ensemble dans la joie. Dans les tentacules, il y a aussi mon enfance. J'ai grandi dans ce milieu et je voulais retrouver la voracité et le panache que j'avais connus. J'avais besoin de renouer avec ce type de personnages avec lesquels on a envie de boire des coups. Ils nous fatiguent dès le deuxième soir mais on apprend à les aimer parce qu'ils ne sont pas d'un tenant, pas policés et surtout plein de tendresse.

C'était comme une sorte de retour au bercail ?
Grandir dans ce milieu a marqué mon imaginaire. Cela a habité mon enfance. Il y avait une grande liberté des mots, des désirs, de circuler tant dans les campements que dans les vies des uns des autres. A l'adolescence face à toutes ces grandes gueules, j'ai ressenti le besoin de me construire à l'écart du groupe. Je me suis plongée dans le cinéma, qui me permettait d'être solitaire. En ayant des enfants, je me suis fait rattraper par l'envie du groupe et de son souffle. J'ai beau dos de dire que je ne suis pas ogresse car ça me manquait et je trouvais que ça manquait aussi au cinéma. Il y a eu plein de périodes avec des êtres qui prenaient de la place, n'avaient pas peur de la transgression. Je trouvais que les choses s'affadissaient et j'avais envie d'ouvrir l'éventail des possibles humains. De ce qu'on a le droit d'être. Je ne dis pas que ce que leur façon de vivre est celle qu'il faut suivre mais c'est une alternative qui existe.

Une alternative courageuse mais qui reste en marge de la société... 
Ce sont des princes de la nuit et des galériens du lendemain. Ils donnent tout sur scène, montent et démontent leurs chapiteaux. Ils sont prêts à mettre les mains dans le cambouis. Ils ne sont pas tant à la marge que ça puisque leur désir c'est d'aller dans des lieux où le théâtre n'existe pas pour rencontrer le public. Ils n'ont pas envie de s'extraire du groupe et de la société bien au contraire, ils sont dans l'échange, le partage. Pour moi, ce sont des "ouvriers de joie". Leur désir de la rencontre et du partage est très touchante. Ils préfèrent ça à la question du prestige et de l'excellence, la réussite ou la médiatisation. 

Derrière la volubilité des ogres, il y a aussi une forme de pudeur...
C'est un groupe donc il y a de tout. Certains sont très premier degré, entiers. D'autres se cachent derrière la provoc, le rire ou un masque de fantaisiste. Ils utilisent les rôles qu'ils jouent au théâtre pour ne pas s'avouer leur fragilité et leur faiblesse. J'avais envie de filmer cette complexité. J'ai l'habitude de parler de leur appétit de vie et de les englober tous dans une même histoire mais ils sont différents. C'est ce qui fait la beauté et la poésie du groupe : ce sont des gens qui n'ont rien à voir et qui tentent malgré tout de vivre ensemble. 

Comme une famille que l'on se choisit ? 
C'est une famille de cœur, celle qui demande le courage d'élargir les parois du cœur et du sang, des liens dictés par la société. Ils sont capables de se dire que la notion de filiation est plus large que les seuls enfants qu'on met au monde et que la figure paternelle peut arriver au détour d'un chemin. J'avais envie de parler de cette famille-là. 

A propos de la famille, vous avez embarqué la vôtre...
Ce n'était pas un préalable. Je voulais transmettre le souffle de la troupe et de ses histoires. J'avais envie de partager cette énergie et m'amuser avec la fiction tout en restant fidèle à la réalité que j'avais vécue et dont j'étais issue. Dans le processus de travail, j'ai fait intervenir ma famille et la troupe pour qu'ils malaxent, triturent mon texte. J'avais besoin que mon récit soit dévoré par les ogres dont il était inspiré. Ils l'ont fait avec beaucoup de plaisir et de calme, sans psychodrame. Cela m'a donné envie de les embarquer dans l'aventure, sans peur. C'était peut-être jouer avec le feu mais sans défi, il n'y a pas de plaisir.   

Faire jouer des acteurs de théâtre itinérant a-t-elle influé sur l'improvisation, plus présente ? 
Le scénario était très écrit car mes scénaristes et moi avons un profond amour des mots. En embarquant des fortes personnalités, on savait qu'elles allaient casser ça au premier virage. Ce sont des gens qui ont un goût pour l'accident et je savais qu'ils allaient malmener mon écriture. On a réussi à trouver un équilibre entre le romanesque et le vivant. On a laissé entrer le souffle de la vie par effraction. Il faut savoir lâcher les vannes et autoriser l'improvisation. C'est comme dans un casse de banque, on a extrêmement prévu les choses mais il y a toujours le péril de l'instant. C'est ce qui amène l'adrénaline et la force. 

Une force véhiculée par les comédiens aussi. Adèle Haenel était-elle une évidence ?
Quand je l'ai choisie elle n'avait pas la lumière qu'il y a sur elle aujourd'hui. Elle m'a bluffée dans les essais. C'est une bosseuse qui ne s'offusque pas quand un réalisateur demande que les comédiens fassent des choses aussi pragmatiques et désagréables que des castings. Adèle a joué ce jeu-là. Il y a eu une rencontre très forte entre elle et son personnage. Elle en avait l'insolence, le coffre. Elle a un côté ogresse. Elle a l'envie, le désir très fort de se questionner et en même temps, une puissance de légèreté. Elle avait la tendresse et le côté solaire de son personnage. Un éventail aussi large dans une même personne c'est un cadeau. 

Le titre "Les Ogres" était-il aussi une évidence ?
Oui car c'est terriblement que ce que je veux dire. Ce sont des gens qui ont un appétit de vivre. Ils bouffent leurs enfants, prennent toute la place au risque de prendre celles des autres mais il n'y a rien de mortifère, c'est très vivant. "Les ogres", c'était chouette pour raconter ça. 

La dernière chanson du film est Une femme. Était-ce un choix délibéré ? 
Le compositeur Philippe Cataix joue dans le film. Cela a beaucoup changé la place de la musique qui arrive en général au montage. Le fait qu'elle ait été à l'intérieur du groupe, avec eux, insufflait quelque chose de très fort. Il y avait un côté boeuf, impro, quelque chose que j'adore car c'est une musique qui réagit aux corps et aux êtres. Pour la scène finale, j'avais pensé à Rimes de Nougaro. Mais la voix du groupe en a décidé autrement ! Ils voulaient chanter Une femme de Cataix. Ils me l'ont chanté et c'était une évidence. Cela devait venir d'eux. C'est un beau qu'ils m'ont fait d'avoir cette exigence-là. J'aime que ça rappelle la femme en fin de film que je veux belle, forte et complexe.

Justement vous dites que l'âme des femmes plane dans Les Ogres. Vouliez-vous leur donner une place plus importante ? 
Les Ogres, c'est les hommes, c'est les femmes. Je n'ai pas résolu ce que veulent dire le masculin et le féminin. Je ne me suis pas posée la question en ces termes. J'essaie plutôt de trouver un dénominateur commun humain. Dans mon film, j'avais envie d'explorer les histoires des êtres sans distinction de sexe et je pense avoir regardé avec autant de tendresse les hommes que les femmes. Enfin j'ai essayé. 

Les Ogres de Léa Fehner en salles le 16 mars 2016 © Pyramide Distribution