Claire Denis nous parle des Salauds

A l'occasion de la sortie de son film Les Salauds, en salles le 7 août , la réalisatrice Claire Denis s'est confiée au Journal des Femmes. Rencontre.

JournalDesFemmes.com : Quel est le point de départ des Salauds, qu'est-ce qui vous a inspirée ?
Claire Denis : C'est une histoire qui recoupe pas mal de faits divers. Ce qui n'est pas du tout réel c'est l'envie de faire du personnage de Vincent Lindon, qui n'est au courant de rien, un homme chargé de venger sa sœur sans connaître la vérité. Vincent [Lindon] incarnait pour moi ce type d'homme capable de prendre en charge, de protéger, d'assurer. Je le connais parce que j'ai déjà travaillé avec lui. Je l'imagine très bien en commandant de supertanker, bon père de famille mais en même temps toujours loin.

Travailler souvent avec les mêmes acteurs (Vincent Lindon, Grégoire Colin, Alex Descas, Michel Subor... ), ça vous rassure ?
Claire Denis : Non. C'est même inquiétant de travailler avec les mêmes acteurs, actrices, techniciens ou techniciennes. Lorsqu'on travaille pour la première fois avec quelqu'un on est un peu intimidé, on ne va pas directement au but. Quand on a travaillé plusieurs fois avec les mêmes personnes, ça enlève de la timidité, ça donne de l'audace et ça fait peur. Je ne pense pas m'enfermer dans un système. D'ailleurs je n'avais jamais travaillé avec Chiara, ni avec Isabelle Huppert pour White Material.

Pouvez-vous nous parler de cette première avec Chiara ?
C'était étrange parce qu'on se connait depuis plus de dix ans. On s'est connues dans un festival ou je présentais Beau Travail et l'on a sympathisé. Il y avait une telle complicité entre nous que jamais Chiara n'a osé me proposer de travailler avec elle et inversement. Récemment, Vincent Maraval m'a dit : "tu sais, Chiara mourrait d'envie de travailler avec toi ". C'était presque bizarre de se retrouver. Chiara a beaucoup d'humour et moi j'ai l'habitude de tout prendre au second degré. Là, tout d'un coup, il fallait qu'on soit sérieuses et cela nous a intimidées. Notre relation était amicale et tout d'un coup on s'est retrouvées dans une relation professionnelle : ça a complètement changé notre lien.

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Les Salauds, sortie en salles le 7 août 2013 © Wild Bunch Distribution

Est-ce vraiment un film "à l'arrache" ?
Claire Denis : Non. Vincent Maraval a dit ça car il avait des dates libres en été pour tourner : "même si je n'ai pas tout le financement, on commencera le tournage". Il ne fallait pas attendre le financement pour commencer rapidement. Dans la seconde, tout le monde nous est tombé dessus en disant que c'était bâclé, mais pas du tout.
On a tourné des scènes dans une forêt fin août. 

A Paris, l'automne tombe plus vite qu'à la campagne et boulevard Haussmann il y a beaucoup d'arbres que l'on voyait par les fenêtres de l'appartement pendant le tournage. Tout d'un coup, les feuilles sont devenues jaunes avec l'oxydation et commençaient à tomber. Lors de la scène où Vincent Lindon lui jette sa chemise avec les cigarettes on allait ramasser les feuilles jaunes sur le trottoir.
 

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Les Salauds, sortie en salles le 7 août 2013 © Wild Bunch Distribution

Y-a-t-il un message dans le film que vous souhaitiez faire passer en exposant des tabous?
Claire Denis : Non. Je pense que les tabous existent justement parce que la nature humaine en se socialisant les a inventés. L'inceste entre un père et une fille est quelque chose de violent, tout comme le suicide du père. Pourtant pour moi, ce ne sont pas des brutes. Lorsque je lis les faits divers sur l'inceste par exemple, il n'y a pas un moment où je me dis que la mère doit être au courant. Et pourtant non, c'est peut être plus simple de ne pas savoir, comme un réflexe de protection.
 

Qu'avez-vous voulu susciter comme émotion chez le spectateur à travers des scènes très érotiques ?
Claire Denis : Dans le cas des personnages incarnés par Vincent Lindon et Chiara Mastroianni, c'est juste le désir de personnes qui se croisent. Qui ont, pour des raisons différentes, une forme de liberté même s'ils n'ont pas conscience de ses raisons. Dans le cas des scènes d'inceste entre le père et la fille, je montre un désastre, une tragédie.

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Les Salauds, sortie en salles le 7 août 2013 © Wild Bunch Distribution

On dit de votre cinéma, de votre travail, qu'il est poétique, atmosphérique et aussi féministe. Est-ce que c'est vrai ?
Claire Denis : Féministe je ne sais pas. Je m'en fous un peu, je ne me pose pas ce genre de questions. Parfois on me dit "vous ne filmez que des hommes, les hommes sont hyper sexy dans vos films". Moi trouve que le cinéma est féministe et masculiniste en même temps. Il exalte quelque chose des sexes. C'est important que les gens soient filmés d'une manière qui permette d'entrevoir leur âme mais aussi leur beauté. Ça ne me plairait pas de rabaisser des personnages : j'ai besoin qu'ils soient beaux et forts, hommes ou femmes, mêmes les victimes, même les salauds.
Je pense qu'il y a une certaine part d'égalité qui doit exister de part la loi. Les droits doivent être égaux mais l'égalité prise dans un sens presque cosmique : non. Je trouve ça heureux que tant de différences existent. Elles ne font pas de l'inégalité mais simplement de la différence. 

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Les Salauds, sortie en salles le 7 août 2013 © Wild Bunch Distribution

Y-a-t-il un film qui vous a particulièrement touchée cette année ?
Claire Denis : J'ai beaucoup aimé L'inconnu du Lac mais ce n'est pas un film que j'aurais pu filmer car je n'aurais pas eu le même point de vue. Réaliser quelques remakes de Tarantino, ça m'éclaterait. La Vie Aquatique de Wes Anderson aussi par exemple.

Il y a une femme que j'aimais beaucoup, ma productrice et distributrice qui est morte il y a quelques jours : Fabienne Vonier. Je pense à elle parce qu'elle voulait que je fasse un remake de Thelma et Louise : elle m'avait très bien cernée. Finalement  je regrette de ne pas lui avoir dit "oui faisons-le", je n'ai pas osé. Je ne le ferai pas sans elle. C'était son idée. 

Vous avez une vision sombre des rapports amoureux. Dénigrez-vous le romantisme?
Claire Denis : Pas vraiment. Je me décrirais comme peureuse, insensée et émotive. Je suis pour l'amour mais l'amour c'est souvent tragique. Mes films sont souvent sombres mais moi je suis, romanesque. Je pense que des acteurs comme Vincent Lindon, Alex Descas ou Gregoire Colin ont toujours eu des rôles romanesques et séduisants. Ce sont des amoureux en général. 

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Les Salauds, sortie en salles le 7 août 2013 © Wild Bunch Distribution

JournalDesFemmes.com : Pourquoi ne montrer souvent que le coté obscure de l'amour?
Claire Denis : Il y a quelque chose en moi qui est attiré par le tragique. Les histoires sont très belles quand il y a de l'amour et de la tragédie. L'amour très physique peut ne durer qu'un temps : il y a quelque chose qui s'épuise. Par contre, je crois qu'il est possible d'aimer quelqu'un tout une vie. Avec des variations dans l'amour, bien sûr. Je le ressens. 
L'amour tout court, ça varie comme les saisons : parfois c'est un peu sombre, parfois c'est très lumineux. Je peux dire aujourd'hui pour moi que c'est vrai : qu'on peut aimer une personne tout une vie.

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Claire Denis - Les Salauds, sortie en salles le 7 août 2013 ©  Joel Ryan/AP/SIPA