Prostitution : une question de politique et de sexualité

Sanctionner le client ? La question prostitutionnelle redevient une affaire publique. Le débat sur le plus vieux métier du monde divise famille politiques, intellectuels et associations.

Prostitution : une question de politique et de sexualité
© Kuzma - 123RF

Vendre son corps : est-ce la forme ultime de l'oppression des femmes ou est-ce une profession comme une autre ? Une telle opposition est problématique. Loin d'être monolithique, le phénomène de la prostitution est complexe, pluriel et paradoxal. L'inscrire dans une fausse dichotomie contrainte-liberté, femme victime ou femme agente libre, est dommageable et réducteur. Nous nous devons désormais de créer des institutions, des espaces de débats, d'inventer d'autres médiations pour traiter politiquement d'un domaine où chacun est dans l'incertitude sur son propre désir. La question n'est-elle pas : comment apporter une réelle réponse politique à la demande, reconnue et assumée, de service sexuel ?

Prostitution : ce que dit la loi

La loi pénalisant les clients des prostituées est parue au Journal officiel jeudi 14 avril 2016 et est entrée en vigueur dès ce jour. Rejetée à plusieurs reprises depuis novembre 2013, la loi censée lutter contre la prostitution a finalement été adoptée par l'Assemblée nationale le 6 avril 2016. Inspirée d'un texte suédois en vigueur depuis 1999, la loi a pour mesure principale la pénalisation des clients par une amende de 1 500 euros maximum. En cas de récidive, celle-ci pourrait s'élever jusqu'à 3 500 euros, avec mention dans le casier judiciaire. Au même titre que les automobilistes qui commettent des infractions à répétitions, les clients risquent également de devoir effectuer des stages de sensibilisation… aux conditions de la prostitution.

Le délit de racolage est quant à lui supprimé. Avec cette abrogation, c'est un nouveau statut qui s'offre aux prostituées. Elles ne sont plus les coupables, mais les victimes du marché sexuel. L'association "Osez le féminisme !" a déclaré dans un communiqué être "très fière de cette victoire qui est le résultat d'une mobilisation menée depuis plus de 5 ans". Le Haut Conseil à l'Égalité (HCE) et l'ex ministre des Familles, de l'Enfance et des Droits des femmes, Laurence Rossignol, considèrent cette nouvelle loi comme "une avancée historique pour les droits des femmes et l'égalité entre les femmes et les hommes".

Bien que les avis du côté du gouvernement et des association soient positifs, les travailleuses du sexe ne l'entendent pas ainsi. Elles craignent que cette nouvelle loi n'accentue leur précarité et ne les force à commettre des infractions pour trouver plus de clients. Les professionnels qui sont à leur côté (médecins par exemple) ont peur qu'elles ne contractent plus de maladies et de dettes. Premières concernées par cette décision, les prostituées n'ont pas été sollicitées dans les discussions autour de la loi.
Une autre question reste encore en suspens : comment appréhender les suspects de ces délits ? Pour les forces de l'ordre, les réponses restent encore floues.

Fascination et répulsion

Les reportages sur le Bois de Boulogne font les grandes heures des émissions de premières partie de soirée. Les séries Maison Close, Journal intime d'une call girl ou The Girlfriend Experience ont caracolé en tête des audiences. De Claire Denis à François Ozon, le cinéma s'est aussi emparé avec délectation de ces escort-girls qui se vendent pour se payer des fringues hors de prix... Mais il semblerait que la "pute" évoque à nouveau violemment la part maudite, en tout cas un danger pour l'ordre public et les valeurs de la République. Les sentiments que le commerce de la sexualité suscitent sont soit la fascination, soit le rejet et la stigmatisation, (ces deux sentiments ne s'excluant pas).

La première représentation se situe du côté d'une réjouissante frivolité (on parle des "filles de joie"). Elle s'appuie sur des clichés tenaces : la littérature et le cinéma ont largement contribué à l'image de la "libertine au grand cœur", des romans de Maupassant aux films de Guédiguian en passant par le cinéma des années 50 et l'incontournable Pretty Woman.

Dans le second cas, les fantasmes de violence et de rapports de domination sont largement entretenus (et de façon sordide) par une vision de la prostitution dans les quartiers, associée aux réseaux des "filles de l'Est", au sida, à la drogue, à la mafia. Régulièrement, la presse, la radio, la télévision font écho d'évènements survenus dans le "Milieu". Et les journalistes ne sont pas spécialement "grivois". La prolifération des reportages "racoleurs" montre surtout que le sujet et ses connotations coquines font toujours recette.

Un peu d'histoire

La prostitution s'est transformée à travers les âges en s'adaptant aux modifications géographiques et technologiques qui structurent les rapports sociaux. Aussi suit-elle les méandres des évolutions de l'espace urbain, des mœurs, des comportements ou des arrêtés de police. Comme en témoignent plusieurs textes anciens, y compris la Bible, il semble qu'à diverses époques certaines femmes, ainsi que des jeunes hommes, offraient leurs charmes en échange de biens matériels ou de protection.

A partir du Moyen Âge, l'expansion du commerce, les guerres et les expéditions lointaines font que de plus en plus d'hommes doivent s'absenter de leurs foyers pour de longues périodes. Des bordels se mettent en place, visant à satisfaire les besoins des voyageurs et des soldats, tout en "protégeant" les femmes de la noblesse.

Avec l'intensification des mouvements migratoires des campagnes vers les villes et la concentration urbaine, la prostitution s'organise peu à peu et devient institution. Dès le milieu du XIIIe siècle, les "meretrix" sont des figures familières de la vie citadine. On les rencontre souvent sur les places, dans les rues, aux portes des églises et dans les tavernes. Elles sont souvent invitées aux noces et aux banquets...

L'application du Code Napoléon qui a cours lors de la première moitié du XIXe siècle considère la prostitution comme un mal nécessaire qui assure la tranquillité publique. Mais la révolution industrielle et l'exode rural entraînent une surpopulation dans les villes qui ne disposent pas de réseaux sanitaires adéquats. Vers le milieu du XIXe siècle, les maladies vénériennes, en particulier la syphilis, font partout des ravages. La prostitution devient un problème "sanitaire", un système fermé qui a ses lieux : la maison de tolérance, l'hôpital, la prison, l'établissement de relèvement.
Puis la maison close en devient le paradigme. On y rentre suite à son inscription sur le fichier de la police des mœurs.
Puis, la lutte politique contre la traite des femmes aboutit à des accords internationaux (accords sur la " traite des blanches " de 1904, 1910, 1921, 1933) et à des prises de position de la Société des Nations.

La loi "Marthe Richard", du nom de la conseillère municipale de Paris qui en fut l'inspiratrice, est votée en France en 1946. Elle interdit les maisons closes et, par extension, s'attaque à certaines formes de proxénétisme.
Au début des années 1960, la France se rallie aux thèses abolitionnistes en ratifiant la Convention de l'ONU de 1949. La sexualité est alors redéfinie juridiquement et les prostituées sont considérées comme des victimes souffrant de handicaps socioculturels. Ce sont des associations privées, comme l'Amicale du Nid, qui s'occupent du "traitement social" de ce monde à cohésion très faible et marginalisé.

Pourtant, pendant les guerres d'Indochine et d'Algérie et jusqu'à récemment, les BMC (Bordels Militaires de Campagnes), des lupanars ambulants, sont instaurés par les commandements militaires lors de la reconquête et emploient des femmes recrutées contractuellement. A l'ère de la construction européenne, tous les termes, toutes les positions entre les différents acteurs qui agissent dans ce champ semblent se renégocier.

Les ambiguïtés du régime français

"La politique de la France à l'égard du proxénétisme est claire. Elle est beaucoup plus ambiguë en ce qui concerne la prostitution", concluait la délégation aux droits des femmes du Sénat, dans son rapport sur Les Politiques Publiques et la Prostitution publié en 2001.
Formellement abolitionniste, la France ne considère pas la prostitution comme un délit et son client bénéficiait, jusqu'à aujourd'hui, d'une sorte d'indulgence consensuelle. Le droit pénal français ignorait le mâle consommateur sauf si l'atteinte physique avait lieu sur la personne d'un mineur de moins de quinze ans.

Sous réserve que l'ordre public soit préservé, rien, dans la loi, n'interdit la prostitution, qui, encore une fois, est une activité libre. Mais la pratique des textes fait ressortir un régime de liberté, aléatoire et contrarié. Tout d'abord, la prostitution étant la condition préalable du proxénétisme, elle est étroitement surveillée car il faut la démontrer pour pouvoir inquiéter les proxénètes.

L'administration fiscale et la jurisprudence considèrent les revenus de la prostitution comme entrant dans la catégorie des bénéfices non commerciaux (BNC), conformément à l'article 92 du Code général des impôts, lequel constitue la base légale d'imposition des professions libérales, des charges et offices dont les titulaires n'ont pas la qualité de commerçants.
Ces impôts sur le revenu ne font pas des prostituées des citoyennes à part entière. Elles n'ont pas de couverture sociale et le fait de cotiser ne leur donne droit ni aux ASSEDIC ni à une retraite.

Situation dans quelques états occidentaux

En Allemagne

L'Allemagne est réglementariste et a créé des "eros centers", sortes d'hypermarchés du sexe, construits dans des zones spéciales à la périphérie des grandes villes. Cette "industrie" légale est très rentable pour les financiers qui y investissent et pour l'Etat grâce aux taxes. Les prostituées sont soumises à un contrôle sanitaire régulier, sanctionné par des certificats de "bonne pour le service".

Aux Pays-Bas

Avec une volonté d'intégrer pleinement la prostitution dans la vie économique et sociale, au même titre qu'une autre activité, les Pays-Bas vont encore plus loin dans le réglementarisme. La gestion des lieux de passes incombe aux municipalités : les mairies signent des conventions avec les tenanciers qui comprennent des normes d'hygiène, de confort et de conditions de travail. Les prostituées sont des professionnelles ; elles sont recrutées par offres d'emploi officielles et peuvent suivre un cursus spécialisé pour apprendre les dessous du métier. Par ailleurs, elles adhérent à la plus puissante centrale syndicale du pays, catégorie "services publics". Les tenanciers, eux, sont des managers regroupés en une association qui défend leurs intérêts : l'Organisme pour la prostitution en vitrine.

En Californie, aux Etats-Unis

Depuis 1995, il existe une "école des clients", qui fait partie du Programme pour les délinquants primaires de la prostitution et dont le principe se fonde "sur le fait que la plupart des clients ne savent rien des réalités de la prostitution et de ce que ressentent les prostituées". Les clients interpellés ont le choix entre des travaux d'intérêt général ou une amende et une journée dans cette école des clients, où d'anciennes prostituées viennent leur expliquer leur point de vue, leur parler de leur vécu.

En Suède

Le Parlement a décidé de punir "l'achat de services sexuels". Depuis le 1er janvier 1999, le client est considéré comme un exploiteur, au même titre que le proxénète ; il est passible, au mieux d'une amende, au pire de six mois de prison. Il doit, dans tous les cas, suivre une psychothérapie. La prostituée n'est en revanche pas du tout poursuivie (pas de délit de racolage). Pour mettre en place cette politique, le gouvernement a débloqué plus de 10 millions d'euros (dont 3 millions pour la formation des policiers). 

La mauvaise vie, vraiment ?

Asphalteuses, béguineuses, belle-de-nuits, boucanières, cocottes, coureuses, croqueuses, demi-mondaines, femmes de petite vertu, galantes, légères, fleurs de macadam, gaupes, gourgandines, grues, hétaïres, horizontales, marchandes d'amour, marmites, michetonneuses, peaux, péripatéticiennes, pierreuses, raccrocheuses, racoleuses, sirènes, souris, trimardeuses, turfeuses, catins... Les "travailleuses du sexe" évoluent dans un relativisme ambiant. Elles sont la traduction de l'extension constante du modèle libéral-libertaire, économique et moral à la fois, difficile à contrer à droite pour des raisons de credo économique et difficile à contrer à gauche pour des raisons de credo moral.

Les cadres classiques de l'économie solidaire peuvent, alors, être entrevus comme une réponse : celle de services érotiques coopératifs, contrôlés par l'Etat, organisés de façon autonome et dont la relation de paiement n'est pas exclue.