Alcool : les jeunes en quête d'ivresse

Xavier Pommereau, psychiatre, chef du Pôle aquitain de l'adolescent, CHU de Bordeaux propose une réflexion pour mieux appréhender le phénomène des beuveries organisées et tenter d'en réduire les causes et les conséquences, en famille et en société.

Filles et garçons, de plus en plus jeunes, ne peuvent imaginer "faire la fête" sans se saouler. Parmi ces jeunes, certains poussent la consommation jusqu'à se mettre en danger dans diverses conduites à risque (chutes, accidents domestiques et de la circulation, sexualité non consentie et non protégée, etc.), voire jusqu'à connaître le coma éthylique. Les "Dossiers de Téva", diffusés samedi 1er décembre à 20h40, ont enquêté sur ce problème majeur pour la santé, mais tabou dans les familles. Marielle Fournier recevra, sur son plateau, le psychiatre Xavier Pommereau qui nous livre ici quelques pistes de réflexion.

Récemment présentée dans une note de travail par l'Observatoire Français des Drogues et Toxicomanies (OFDT) - note accessible sur www.ofdt.fr - la septième enquête nationale ESCAPAD (Enquête sur la Santé et les Consommations lors de l'Appel de Préparation à la Défense) menée en mars 2011 auprès de plus de trente mille jeunes gens âgés de 17 ans, indique que l'usage régulier d'alcool et de tabac est orienté à la hausse, alors qu'il recule chez les adultes. Ce constat va dans le même sens que ce que nous, cliniciens des hôpitaux, constatons sur le terrain, avec un aspect encore plus préoccupant : chaque nuit de week-end, dans toutes les villes européennes, le nombre de moins de 15 ans poussant l'ivresse jusqu'à ses dernières limites défraie la chronique, les filles tendant à rejoindre les garçons, dans le speed-drinking - cette manière de boire beaucoup en très peu de temps. Faire la fête, s'amuser, semble synonyme de beuveries organisées où l'alcool coule à flots avant que les vomissements des uns et les comas éthyliques des autres ne refroidissent l'ambiance. La liaison dangereuse que les jeunes ados entretiennent avec cette substance reflète une réalité préoccupante : en laissant de côté la notion d'expérimentation qui ne s'applique qu'au contact avec le produit "au moins une fois au cours de la vie" et qui n'a donc pas beaucoup de sens, on estime aujourd'hui qu'à l'adolescence, un garçon sur trois et une fille sur cinq sont des consommateurs réguliers d'alcool (une ou plusieurs fois par semaine). La fréquence de cette pratique croît avec l'âge en association avec l'usage de tabac et de cannabis. Et tandis qu'un tiers des jeunes européens âgés de 15 ans déclarent avoir connu une ivresse au cours des six derniers mois, un sur six reconnaît s'être saoulé au moins une fois durant les trente jours précédents. La boisson la plus consommée par les adolescents est la bière. Elle constitue une "base" à laquelle s'ajoutent, en fonction des circonstances, les préfix et les alcools fortement titrés (la vodka arrive en tête).

Le binge-drinking, ou speed-drinking

Si la pratique quotidienne signale de façon évidente un problème profondément ancré et qui interroge sur l'entrée précoce dans l'alcoolisme chronique, le phénomène du binge drinking (que l'on appelle aussi le speed-drinking) prend une ampleur inquiétante. Ce mode de consommation consiste à boire le maximum d'alcool en un minimum de temps, pour obtenir le plus vite possible un état d'ivresse prononcée. L'expression est d'origine anglo-saxonne ; le mot "binge", emprunté au langage courant, correspond au français "bamboche" qui évoque la notion de débordement, d'excès, de débauche, d'ambiance de fête débridée. Mais c'est l'expression beuverie express qui traduirait au mieux cette conduite dont l'objectif est d'être "déchiré" le plus vite possible. La quantité d'alcool joue évidemment un rôle déterminant et le recours aux mélanges accélère l'enivrement, notamment à travers les cocktails délibérément sucrés pour adoucir les breuvages. Associés à la bière et souvent à des additifs dits "énergisants" (taurine, caféine...), les alcools blancs type tequila, gin et vodka sont les plus prisés. La vodka est aujourd'hui en tête des consommations de ces alcools forts que les jeunes désignent par les initiales TGV pour exprimer la rapidité d'obtention de l'ivresse. Outre leurs degrés et leur "exotisme", ces alcools offrent l'avantage d'être incolores, ce qui permet aux jeunes de les transvaser dans des bouteilles d'eau en plastique pour passer les contrôles dans les concerts ou les festivals. Jusqu'à ces dernières années plutôt connu des soirées étudiantes et des pratiques d'intégration des écoles de commerce, le binge drinking s'est répandu chez les lycéens et les collégiens. Chaque fin de semaine, les urgentistes hospitaliers constatent une augmentation croissante des admissions de mineurs en état d'ébriété avancé, voire en coma éthylique, la nuit ou au petit matin. En cinq ans, le nombre de transfert aux urgences pour un tel motif a doublé dans les hôpitaux français, avec des taux d'alcoolémie record. Ces intoxications aiguës sont également responsables de nombreux accidents de la circulation (première cause de décès chez les jeunes) et impliquées dans diverses formes de violence antisociale (rixes, actes de vandalisme, agressions sexuelles, etc.).
 

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Xavier Pommereau, psycliatre, dirige le pôle adolescent au CHU de Bordeaux. © XP

Qu'en disent la plupart des ados ?

Ils critiquent les graves débordements mais ils ont tendance à banaliser le binge drinking qu'ils considèrent comme une simple pratique festive. Les soirs de week-end, ils veulent "faire la fête" et se réunissent pour cela avec l'envie de "délirer", de "s'éclater.". Pour la majorité, il s'agit de s'amuser et d'oublier les contraintes du quotidien – ces devoirs et interdits que les adultes imposent sans toujours avoir conscience qu'ils noircissent à l'excès l'avenir et ne ménagent pas assez de moments de relâchement. Le mot que les jeunes utilisent souvent – "se déconnecter" – exprime ce besoin de ne plus être, le vendredi soir ou le samedi soir, en prise directe avec les obligations et les soucis habituels et ce, le plus vite possible. Les ados de la génération numérique sont en effet habitués à obtenir des sensations fortes en un temps record - à l'instar du fameux double clic de souris - et ils veulent ressentir ces effets de déconnexion aussi rapidement que lorsqu'ils quittent une application informatique.
Stressés par les exhortations à se battre pour réussir, privés de temps vraiment libres et d'espaces de défoulement ad hoc, nombre de jeunes se sentent prisonniers d'un cadre d'évolution trop étriqué. On limite leurs déplacements, on les met en garde contre tous les dangers, on fait d'eux l'objet de toutes les attentions, mais ce "cocon-carcan" nie un besoin fondamental : pour se construire, il faut se nourrir d'expériences dont certaines sont, par définition, risquées. Plus on veut soustraire les jeunes à la violence au lieu de les aider à la gérer dans des formes socialement acceptables, plus on nourrit en eux l'envie de s'y frotter. Le binge drinking est aussi une manière de "se faire violence" qui traduit cette aspiration, soulignant l'étrange abandon dont beaucoup de jeunes sont l'objet de la part des adultes. Ce qui leur manque aujourd'hui, ce sont des " espaces d'évolution " circonscrits qui autorisent les investissements et les essais (donc les erreurs). Trop de contraintes tuent les engagements et donnent envie de fuir.
 

Comment les adolescents s'échappent-ils ?

Ils passent par la "fenêtre" d'Internet et, le week-end, ils sortent la nuit (le cas échéant, par la fenêtre de leur chambre) pour échapper au monde parental et se retrouver dehors, ensemble. Lors de ces regroupements festifs, l'alcool joue le rôle de liant et lève les inhibitions. À l'euphorie recherchée s'ajoutent l'envie de partager des sensations fortes, la tentation de se situer parmi les pairs en (se) lançant des défis, y compris les plus risqués, et le plaisir de transgresser. L'ivresse autorise l'oubli, c'est-à-dire surtout le non-respect de certains codes, et au sein du corps groupal où chacun se sent suffisamment entouré pour se permettre divers excès, beaucoup d'adolescents réalisent trop tard qu'ils ont trop bu et déjà dépassé les limites. Dans de telles circonstances, il n'est pas rare que des situations potentiellement dramatiques doivent leur dénouement favorable à l'intervention des amis ou à la vigilance des professionnels de la nuit. Mais ne soyons pas dupes : parmi les jeunes qui se livrent à ces excès et qui d'ailleurs les répètent, se trouvent ceux qui vont le plus mal – les 10 à 15 % d'ados en mal-être. Ceux-là sont en quête de ruptures, de déchirures pour oublier leurs problèmes, effacer leurs souvenirs et amortir le poids des réalités.
Les "fêtes" sont pour eux moins l'occasion de s'amuser que de se retrouver entre semblables pour s'éclater, se déchirer, se casser au sens propre. S'abrutir afin de ne plus penser, boire pour " s'oublier ", pourrait-on croire. Ce n'est pas le plaisir qu'ils recherchent mais la "défonce", jusqu'à s'en rendre malades. Cet aspect est capital : ces jeunes se déchirent de manière ostensible, provocante, jusqu'au-boutiste, en s'exposant au regard de tous, comme s'ils attendaient secrètement qu'on s'intéresse de plus près à leurs difficultés. Qu'ils occupent bruyamment un espace public ou qu'ils se distinguent en soirée au milieu de leurs pairs, ces jeunes en mal-être se repèrent en effet très vite : ils arrivent déjà ivres, se montrent particulièrement effrayants, titubent et se bousculent, continuent apparemment sans limites à boire, fumer... et finissent souvent la nuit, le nez dans leur vomi. Force est d'admettre qu'ils ne cherchent pas seulement la fuite et la rupture, puisqu'ils sont loin de se faire oublier, laissant même des traces évidentes de leur passage (déjections, bouteilles vides). Qu'espèrent-ils ? Sans doute qu'on s'inquiète à leur sujet, même s'ils s'en défendent farouchement, et qu'on les aide à trouver une limite et un sens à de tels débordements. Ils ne veulent pas se l'avouer, mais ces adolescents réclament en somme la confirmation que les adultes – à commencer par leurs parents – refusent de les laisser choir dans l'indifférence générale. C'est pourquoi la reconnaissance de leur malaise existentiel passe d'abord par la prise en compte de la réalité manifeste de leurs agissements.

Parents et enseignants solidaires : ne jouez pas l'indifférence

En ville et en famille, il ne faut surtout pas rester indifférent à ces manifestations. Non seulement les ados en dérive attendent qu'on les reconnaisse et qu'on les contienne, mais tous les jeunes de leur âge voient dans cette attitude responsable des adultes l'assurance que ces derniers sont bien garants de leurs espaces d'évolution. Quoi qu'en disent les ados, les contrôles d'alcoolémie et la répression de l'ivresse publique ont, sur eux, une portée éminemment rassurante et contenante. De même, au collège ou au lycée, tous les jeunes doivent savoir que les professeurs ne toléreront en aucun cas la présence en classe d'élèves ivres et que des sanctions seront prises. À condition de ne pas conduire au rejet, cette position ferme du corps social fournit un étayage indispensable aux plus fragiles et profitable à l'ensemble des jeunes. Les parents doivent évidemment se montrer solidaires de cet étayage. Sans attendre l'alerte rouge du coma éthylique, les petites et les grandes "cuites" appellent une réaction de leur part assortie de mesures concrètes, tout comme la consommation quotidienne d'alcool soi-disant en cachette dont les indices flagrants d'une perte de contrôle dans l'excès et l'assuétude les somment d'intervenir.

"À partir de quand s'inquiéter, en dehors des situations extrêmes ?"

C'est une question que l'on nous pose souvent. Le premier niveau d'alerte est un constat qu'il faut avoir le courage de faire sans continuer à se voiler la face par peur du qu'en-dira-t-on : son enfant boit et la manière dont il le fait exprime à la fois une volonté d'échappement et un besoin d'être reconnu en souffrance. Le cas de l'ado qui sèche les cours mais qui campe devant son collège un pack de bières à la main, signale cette double attente, de même que celui du jeune qui n'a pas à l'évidence l'âge d'acheter et de consommer légalement de l'alcool dans un lieu public, mais qui le fait au vu et au su de tout le monde.
Le deuxième niveau consiste à ne surtout pas banaliser ces déviances en se contentant de les rapporter à de nouvelles formes de rites initiatiques. Il faut au contraire s'efforcer de voir en quoi la conduite de son propre ado tranche avec celle de la plupart de ses camarades, qu'il s'agisse de la précocité de ces modes d'alcoolisation, de leur intensité ou de leur fréquence. Apprendre qu'il est impliqué dans des histoires de beuverie à l'école, qu'il est signalé en état d'ébriété en ville, ou encore qu'il figure systématiquement parmi ceux qui font preuve d'excès et de provocations diverses, ne doit pas amener les parents à se replier dans des attitudes défensives accusant les témoins d'exagération. Même si cela fait mal, il faut au contraire leur savoir gré de déclencher les " warning " à temps, et essayer de réaliser comment se conduit l'ado.
Trouvez des moments propices pour échanger avec lui : Lui arrive-t-il de s'enivrer seul et en dehors de tout contexte festif ? Rentre-t-il ivre presque tous les week-ends ? Ses amis sont-ils obligés de le raccompagner car il a bu plus que les autres ? A-t-il pris l'habitude de consommer de l'alcool dans sa chambre ? L'ado attend que ses parents se posent ces questions et qu'ils réagissent. Si tel n'est pas le cas, le risque est grand qu'il aggrave ses conduites de rupture. Comment en parler avec lui ? Le plus sincèrement possible, en lui faisant part des inquiétudes qu'il suscite et des raisons précises pour lesquelles on se fait du souci à son sujet. Il faut évidemment trouver les moments propices pour que la discussion s'effectue dans le calme, sans chercher à le culpabiliser et en évitant les leçons de morale. Au lieu de le soumettre à un interrogatoire serré, il vaut mieux faire état des questions angoissantes que l'on se pose et nommer sans détour ce que l'on croit être la nature du problème, en osant parler de dépendance alcoolique, de besoin de rupture dont on ne comprend pas la cause, etc. Même s'il le nie, l'ado sera sensible au fait que l'on cherche à distinguer avec lui plaisir et contrainte, et que l'on interprète ses débordements comme des signes de mal-être plutôt que comme de simples déviances. Cela l'aidera à mettre des mots sur ce qu'il ressent et à voir qu'il a besoin d'aide. Après avoir admis que les injonctions à cesser de boire, assorties ou non de menaces et de promesses, ne peuvent pas être des réponses suffisantes et adaptées, il faut cependant indiquer qu'un certain nombre de choses doivent être revues et corrigées, et que la situation impose des décisions à prendre pour sortir de l'impasse. Il est important d'introduire l'obligation d'établir ou de rétablir des règles claires stipulant ce qui est permis et ce qui ne l'est pas à la maison – comme, par exemple, l'interdiction formelle de consommer de l'alcool dans sa chambre, avec ou sans ses amis.

Il faut aussi redéfinir une charte de conduite portant sur les modalités et les horaires des sorties festives, limiter les sorties nocturnes et la fréquentation des bars en semaine et hors vacances scolaires. Plus que la portée réelle de telle ou telle décision, ce qui apaise l'ado c'est que ses parents cherchent à reconfigurer son espace d'évolution, non pour l'empêcher de bouger et d'expérimenter, mais pour éviter qu'il ne se mette en difficulté, voire en danger. Lorsque toute négociation apparaît vaine ou que le problème semble trop grave, il faut faire appel à un tiers – le médecin de famille ou un psy – en sachant que l'accord de l'ado est un préalable indispensable. Ce dernier en acceptera l'offre s'il sent ses parents et le thérapeute consulté décidés à l'aider sans le juger.

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Jeune garçon au milieu des bouteilles. © runzelkorn - Fotolia.com