Shooting de mode inspiré d'un viol en Inde : expression artistique ou récupération sordide ?

En Inde, le photographe Raj Shetye est au cœur d'un scandale : les photos de son shooting rappellent fortement le viol en réunion et l'assassinat d'une jeune femme en 2012. Œuvre engagée ou acte commercial ?

Depuis quelques jours, un "photoshoot" fait s'embraser les réseaux sociaux.
Sur la série d'images d'un photographe de Bombay, Raj Shetye, on peut voir une femme indienne saisie par des hommes prêts à l'agresser à l'arrière d'un bus, en train de se débattre, le regard empli de peur.
Une scène qui n'est pas sans rappeler un atroce fait divers : en décembre 2012, Nirbhaya, une étudiante en kinésithérapie âgée de 23 ans, avait été agressée avec une barre de fer et violée dans un bus à New Delhi, alors qu'elle rentrait du cinéma avec son ami. Nirbhaya décédera de ses blessures le 29 novembre 2012 dans un hôpital de Singapour.
Une histoire qui avait choqué l'opinion publique internationale.
A l'époque, des milliers d'Indiens avaient manifesté, appelant à une prise de conscience de la façon dont les femmes sont traitées dans le pays et dénonçant l'apathie de la police et de la justice à l'égard des victimes d'agressions sexuelles. Les lois contre les délinquants sexuels avaient alors été durcies en mars et la peine de mort introduite pour les violeurs dont les victimes sont décédées. Les quatre hommes reconnus coupables d'avoir violé collectivement la jeune étudiante ont été condamnés à mort.
"Dégoûtant", "horrible", "honteux", les internautes expriment leur répulsion vis-à-vis de ces photos. Pour beaucoup, il s'agit là d'une glorification du viol. Malaise.

Et lorsque Jitin Gulati, l'un des mannequins du shooting publie sur Behance les photos de la série avec les mots-clés "hot" "sexy" "male" "revenge" "kidnap", le malaise devient vraiment insupportable.

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Capture d'écran du compte Behance de Jitin Gulati © Behance Jitin Gulati

Vishal Dadlani, le compositeur de musique de films bollywoodiens a réagi sur Twitter et n'y est pas allé de main morte : "Est-ce que je viens de voir un shooting qui dépeint le viol collectif de Nirbhaya ? Dégoûtant ! J'espère que vous mourrez de honte ! Porc insensible !". L'actrice indienne Amrita Puri a elle tweeté : "Le viol ne doit pas être une inspiration pour un fashion shoot".

"Ce n'était pas à propos de Nirbhaya" s'est défendu le photographe via le site Buzzfeed."Le sujet m'a touché intérieurement. Je reste un membre de cette société où une chose comme celle-là peut arriver à ma mère, à ma petite amie, à ma soeur". Il a ainsi nié avoir voulu reconstituer le tristement célèbre viol collectif de 2012. Il affirme par ailleurs qu'il ne voulait pas "glamouriser l'acte" mais se défend en disant avoir utilisé un "moyen de le mettre en lumière".
Les photos ont depuis été retirées du site Behance.

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"The Wrong Turn" © Raj Shetye

Alors, artiste engagé ou businessman sans scrupule ?
Si Raj Shetye a précisé que les clichés n'étaient pas destinés à une utilisation commerciale, les vêtements utilisés pour le shooting sont eux issus des plus grands designers du pays.

Rudroneel Ghosh, journaliste pour un blog du Times of India, écrit : "Lorsque vous habillez des modèles avec de la couture élégante et les faites jouer une scène de viol collectif, avec l'effroi et la terreur, vous finissez par rendre glamour un crime contre des femmes".
Pour le photographe, cité par la BBC, l'idée était de "représenter la place de la femme en Inde". La place de la femme ? Ainsi, la place de la femme serait à l'arrière d'un bus, entourée de quatre hommes en train de l'agresser ?
Supposons que le photographe ait tenté de dépeindre la réalité (la question des viols en Inde), aussi terrible soit-elle, pourquoi ne pas avoir fait poser la femme triomphante ? Pourquoi avoir choisi un bus comme lieu du shooting ?
"Etre un photographe, c'est mon seul moyen de communiquer par le biais des photos", a ajouté Raj Shetye, mais qu'essayait-il de nous dire ? Pense-t-il vraiment que cette série de clichés puisse apporter du positif et de la pertinence au débat de la sécurité des femmes ?
Dans un pays où un viol est commis toutes les 22 minutes, avait-on vraiment besoin de cela ?

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"The Wrong Turn" © Raj Shetye

Et aujourd'hui, que pensent les parents de Nirbhaya de cette séance photo ?
Selon le site Reuters, les parents de Nirbhaya auraient l'intention de faire un procès au photographe. "Cela nous ramène face à cet incident. Il a fait cela pour sa propre publicité et a essayé d'en tirer de l'argent. Il a heurté les sentiments des parents et s'est moqué de la bataille d'une fille. Il n'a pas le droit de jouer avec les sentiments des gens", a dénoncé la mère de la jeune fille. Son père, lui, s'est insurgé : "Il devrait avoir honte. Qu'essayait-il de montrer aux adolescents et aux jeunes de la nation ? Il devrait être puni."

Si l'industrie de la mode se sert souvent de l'actualité, ce n'est malheureusement pas la première fois qu'elle le fait aussi maladroitement et sur des sujets aussi sensibles.
En 2013, lorsque l'ouragan Sandy avait détruit des centaines de milliers de logements à New York et dans le New Jersey, le célèbre magazine Vogue, désireux de rendre hommage aux "héros de la ville" avaient réalisé  une étrange série d'images.

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Shooting photo Vogue "Walking the Walk" © Vogue

Heureusement, il avait aussi organisé dans la foulée une levée de fonds et récolté 1,7 million de dollars afin d'aider les victimes de la catastrophe.

La série de photo de Raj Shetye était (ironiquement) intitulé  "The Wrong Turn". Il semblerait que le photographe ait lui aussi pris ce "mauvais virage" qui pourrait bien mettre un stop à sa carrière.