Ivresse sucrée

Découvrez "Ivresse sucrée", une nouvelle signée Justine, gagnante du concours Caprice des Dieux, et offrez-vous une parenthèse de plaisir, un pur moment de détente et de volupté.

Les téléphones ne cessaient de sonner partout autour d'Alice. Le bruit ininterrompu des sonneries venait se joindre aux voix des conseillers, formant une affreuse cacophonie qui bourdonnait aux oreilles d'Alice. Il régnait ici une ambiance pleine de ce stress oppressant, propre aux centres d'appel des services client. Les conseillers fourmillaient autour d'elle comme des machines sans âmes, effectuant mécaniquement les tâches dont ils étaient responsables. Alice, fatiguée, répondait sans grande conviction au client mécontent qu'elle avait au bout du fil. Elle regarda autour d'elle ses collègues qui s'affairaient dans l'open space, cette ambiance l'asphyxiait : elle n'avait aucun répit, pas d'intimité, le travail était harassant et les clients déchargeaient leur frustration sur elle du matin au soir.

Puis, tout d'un coup, une envie irrésistible s'empara d'elle. Une envie violente qui venait de ses entrailles, qui remonta  jusque dans sa gorge et fit frémir ses papilles. C'était comme un éclair qui traversa son corps et se matérialisa dans son esprit sous forme d'un carré... Oui, elle avait envie de chocolat. Oui du chocolat. Ce bon chocolat gourmand qui fait plaisir. Ce doux chocolat bienfaisant qui rend heureux. Elle arrêta soudain tout ce qu'elle était en train de faire, ouvrit son tiroir et saisit la plaquette de chocolat noir fourré à l'orange qui reposait là depuis quelques semaines. Elle n'avait en tête plus que son instant dégustation chocolaté. Depuis combien de temps n'en avait-elle pas mangé ? Depuis combien de temps son palais n'avait-il pas savouré le goût doux-amer du chocolat noir à l'orange ? Elle se saisit d'un carré de la précieuse confiserie au cacao et la posa délicatement sur sa langue.

Quelle volupté ! En un instant elle oublia le brouhaha des appels, elle oublia ses collègues, elle oublia son travail, elle oublia le stress de l'open-space, elle oublia son client encore en ligne. Elle se retrouva dans un havre de paix et de plaisir qui faisait frémir ses papilles. Elle laissa fondre doucement le chocolat sur sa langue, le goût du cacao se distilla doucement en dégageant des arômes fruités. Le cacao amer se mélangea à la saveur acidulée de l'agrume. Le croquant du chocolat luttait avec le moelleux du fourrage à l'orange et le craquant des éclats de noix de cajou et d'amandes. Quel festival de saveurs et de textures ! C'était un pur régal ! Le cerveau et les papilles d'Alice étaient au comble du bonheur. Un trait de plaisir parcourut la jeune femme. Comment avait-elle pu se passer de ce pur délice pendant autant de temps ? C'était un moment de détente absolu. Elle souffla et se cala au fond de sa chaise en fermant les yeux. Le bruit autour d'elle n'existait plus. Ses collègues n'étaient plus que de pâles fantômes silencieux. Tout son corps et son esprit étaient tendus autour de cette expérience gustative.

"Le chocolat, quand même, c'est drôlement bon. Bon pour le corps et l'esprit !", pensa Alice.

Au bout de quelques minutes les yeux fermés, elle sentit sa chaise trembler. Interrompue dans sa pause, elle se retourna et vit Alain, son chef, en train de secouer sa chaise. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, au regard bleu vif sévère. Sa barbe taillée en pointe accentuait la courbe dure de ses pommettes. Il semblait énervé et un rictus d'impatience déformait ses lèvres.

"Alice, au travail ! Tu n'es pas payée pour faire la sieste dans ton fauteuil ! Occupe-toi de ton client."

Un petit sourire malicieux apparut sur le visage ovale d'Alice. La jeune femme secoua la tête en faisant remuer sa queue de cheval blonde derrière elle. Elle fit un grand sourire à son chef et lui tendit un morceau de chocolat.

Alain fut désarçonné par la réaction de sa subalterne et une expression de stupeur passa sur son visage. Il ne comprenait pas ce que faisait la jeune femme, c'était une situation totalement saugrenue. Pourquoi lui tendait-elle cela ? Il ne savait pas quoi faire. Devait-il prendre ce morceau de chocolat ? Ce carré de chocolat qui avait l'air si appétissant... Ce carré de chocolat noir fourré à l'orange et aux éclats d'amandes qui semblait si gourmand... Ce carré de confiserie chocolaté qui commençait à réveiller ses papilles...

Il ne sut résister à l'appel de la gourmandise et céda finalement à la tentation après quelque brève hésitation. Il saisit le carré que lui tendait Alice et l'enfourna dans sa bouche.

Que c'était bon ! Il se sentit vibrer de plaisir durant quelques secondes, le temps de déguster son carré de chocolat. Il laissa à ses papilles un instant pour se remettre de cette pause gustative. Il se sentait calmé. Le stress qui l'animait depuis le début de sa journée s'était envolé durant une minute. Reconnaissant, il lança à Alice un regard étrange et esquissa une ébauche de sourire. Mais son statut de manager l'obligeait à se montrer dur, il ne devait pas être vu en train d'encourager ses employés à prendre une pause. Alors, il lui répéta sur un ton qui se voulait dur :

"Allez, Alice remettez-vous au travail."

Mais Alice ne fut pas dupe et avait vu l'éclair de complicité qui avait traversé les yeux d'Alain. Elle lui avait fait partager son havre de paix un moment ! Elle lui avait fait quitter les bureaux pendant une minute ! Elle lui avait fait oublier son travail pendant un instant !

Il était désormais temps pour Alain de reprendre son ouvrage, il estimait qu'il avait déjà passé trop de temps au bureau d'Alice ! Il retourna à contrecœur dans l'atmosphère étouffante de l'open-space après ce court interlude gastronomique, regrettant le doux cocon de plaisir qu'il venait de quitter. Il sentit le stress le saisir à nouveau lorsqu'il se lança dans les bureaux. Non, il avait vraiment quitté cet ilot de paix et de bonheur éphémère...

Alice se saisit du téléphone et demanda à son client resté en ligne : "Monsieur ?

 

-             Oui, enfin... J'ai cru que vous n'alliez jamais reprendre mon appel ! C'est une honte, je...

 

-             Vous aimez le chocolat ?"