"Les femmes SDF sont dignes, pas victimes"

Survivre dans la rue est un combat d'autant plus rude quand on est femme. Mireille Darc a voulu l'expliquer à travers le documentaire "Elles sont des dizaines de milliers de sans-abri". Un sujet que la journaliste Claire Lajeunie connaît bien puisqu'elle a passé un mois dans Paris à la rencontre des Françaises sans toit. Interview.

"Les femmes SDF sont dignes, pas victimes"
© SdP France Télévisions

Elles sont des dizaines de milliers de sans-abri. Cette réalité sert de titre à un documentaire réalisé par Mireille Darc. Comme l'actrice décédée le 28 août, la journaliste Claire Lajeunie s'est intéressée à celles que tout le monde ignore. Pendant un mois, elle a rencontré une quarantaine de SDF pour essayer de changer notre regard. Elle dresse leur portrait, raconte leur quotidien, leurs peurs et leurs difficultés à exister en tant que femme quand on n'a nulle part où vivre dans un livre*. Elle a également répondu à nos questions.

Claire Lajeunie © France Télévisions

Pourquoi vous être intéressée à ces femmes ?
Claire Lajeunie : J'ai été alertée par les derniers sondages édifiants de l'Insee, qui recensent que 40% des SDF sont des femmes. Soit 2 sur 5. Je me suis demandée où elles se cachaient, comment elles vivaient, tout en pensant qu'elles ne devaient pas toutes être dans la caricature de la clocharde alcoolique et psychotique. J'ai voulu aller plus loin, avec l'idée que certaines devaient nous ressembler.

Comment les avez-vous abordées ?
J'ai eu envie de les trouver par moi-même, sans faire appel aux associations. On m'avait dit qu'elles étaient autour des gares, j'ai donc traîné là-bas… Les femmes qui font la manche étaient les plus faciles à approcher. Je leur ai donné de l'argent, proposé un café. J'ai commencé à en rencontrer une puis deux avec des problématiques, des âges, des histoires différentes. C'est ainsi que le film s'est construit.

Qu'est-ce qui a été le plus difficile dans l'approche de ces femmes ?
Qu'elles acceptent. Elles sont en souffrance, elles n'ont pas toujours envie d'être montrées dans cet état de faiblesse. Elles disent toutes qu'elles ne sont pas là pour longtemps, qu'elles viennent d'arriver, qu'elles vont s'en sortir. Elles se forcent à croire que c'est vrai, mais à côté de ça, elles perdent leur repères. Elles n'ont rien à faire, mais elles ne font rien pour améliorer la situation. C'est toute l'ambiguïté d'être dans la rue.

Qu'est-ce qui vous a frappé chez elles ?
Je les ai trouvées dignes, pas victimes. Elles assument leur situation, savent plus ou moins comment elles en sont arrivées là. Elles ont la force de se dire que ça va bouger, mais elles relèguent les priorités au second plan. La survie du quotidien (se laver, cacher leurs affaires, trouver un lit) prend tellement d'importance que le reste (honorer leurs rendez-vous avec les assistantes sociales par exemple) est mis de côté.

Vous ont-elles semblé plus en détresse que les hommes ?
Oui, surtout le soir où tout est plus lugubre… C'est une réalité : elles ont moins de force pour se défendre que les hommes. Tout peut arriver et c'est pourquoi elles font en sorte de ne pas ressembler à des femmes en portant des vêtements larges ou en cachant leurs cheveux. J'ai aussi été choquée de voir que les hommes étaient en groupe, solidaires, alors que les femmes restaient seules volontairement. Elles ne veulent pas se faire remarquer, devenir une proie. "Invisible" a une double consonnance dans leur cas. La société ne les voit plus, mais elles ne veulent pas non plus s'attirer d'ennuis.

Quel rapport ont-elles à la féminité ?
Elles sont toutes femmes à l'intérieur. Elles peuvent passer devant une vitrine et regarder une petite robe, avoir envie de s'acheter des chaussures, de passer dans une parfumerie pour se faire plaisir 5 minutes. Il y a des choses auxquelles elles renonçent par contrainte, comme le maquillage, le fait de porter des jupes ou du blanc, mais les réflexes de filles sont là. C'est à la fois ce qui les maintient dans la réalité et ce qui les peine parce qu'elles se rendent compte qu'elles n'ont plus ces petits plaisirs. Le regard des autres est important. Il fait partie du combat pour survivre, pour garder la tête hors de l'eau. Voilà ce que j'ai voulu filmer : "Vous en avez peut-être croisées dans la rue sans vous dire qu'elles dormaient dans un parking et pourtant…"

Qu'est-ce qui vous a le plus révoltée ?
Le manque de lieux pour accueillir les femmes la nuit. Elles m'ont toutes dit qu'elles préféraient dormir dans un parking que dans ces dortoirs mixtes où elles risquent plus de se faire violer qu'autre chose. Il y a une vraie demande : le 115 reçoit 24% d'appels de femmes de plus que l'année passée.

Il est souvent dit que cette situation peut arriver à tout le monde. Vous approuvez ?
C'est la plus grosse peur des Français : 60% d'entre eux craignent de se retrouver à la rue. Une personne qui n'a plus de parents et pas tellement de copains peut rapidement basculer. Même si elle trouve des connaissances pour l'héberger, ça devient compliqué quand la situation perdure, qu'on ne peut pas participer financièrement. On est tous un peu sur le fil.

Elles sont des dizaines de milliers de sans-abri, un documentaire de Mireille Darc et Nathalie Amsellem. Diffusé sur France 2, mercredi 29 novembre à 00h05.

Sur la route des invisibles - être une femme dans la rue (Michalon), disponible en librairies depuis le 24 septembre 2015.