Lucie Borleteau nous embarque sur le Fidélio

"Fidélio" est un film sans vague à l'âme : le portrait d’Alice, femme forte, courageuse, infidèle, qui vogue d'homme en homme au gré de ses désirs, -et s'impose, nous transporte loin des clichés. C'est en voyage en pleine mer, parfois sombre, mais plein de vitalité et d'espoir. Une traversée comme un coup de fouet, une réflexion sur la féminité, une belle odyssée signée Lucie Borleteau que nous avons eu la chance de rencontrer. Confidences.

La figure, burinée, alcoolisée, du marin, sa franche camaraderie, sa solitude aussi, font partie de l’inconscient collectif, mais c’est une mécanicienne éprise de liberté, à l’aise avec sa sexualité, que suit la réalisatrice Lucie Borleteau. Ambiance oppressante du paquebot, immensité des flots, escales torrides : "Fidélio, l’Odyssée d’Alice" est à découvrir en salles dès le 24 décembre.

Le Journal des Femmes : Comment votre projet s’est-il construit ?
Lucie Borleteau : Le film Fidelio, l’Odyssée d’Alice part du désir de faire le portrait de ma meilleure amie, que j’ai rencontrée au collège. Elle est entrée à L'Ecole de la Marine marchande au moment où je suis montée à Paris pour étudier le cinéma. J’ai longtemps eu l’envie de réaliser un documentaire sur cette femme au destin romanesque que j’aime d’une amitié très profonde. Je voulais garder une intrigue technique vraisemblable, parler des machines, des risques, du danger. Puis j’ai pris conscience que je souhaitais aussi évoquer la mécanique des cœurs : parler d’amour, de sentiments, de relations suivies ou de liaisons… C’est pourquoi j’ai eu l’idée d’écrire une fiction.

Comment avez-vous procédé ?
J’ai fait circuler des questionnaires parmi les collègues de mon amie pour découvrir le métier, ses réalités, la vie sur le cargo, ce lieu où coexistent le collectif et l’intime, où le temps est suspendu, où l’ennui plane. Les officiers, les mécaniciens, les mousses avaient-ils ressenti une vocation  ? De quoi rêvaient-ils à bord ? Comment se passaient leurs relations personnelles ?

Avez-vous pu embarquer ?
Heureusement : comment trouver meilleure résidence pour écrire mon scénario ? Grâce à l’argent de mon premier court-métrage, j’ai pris un billet pour traverser l’Atlantique sur un porte-container. Tous les personnages secondaires sont nés de ce voyage.

Perceviez-vous déjà la force de votre sujet ?
Bien sûr : une femme qui fait un métier d’homme, isolée en pleine mer... Il y avait pour moi une forte dimension fantasmatique : un bateau, c’est très érotique.

Votre meilleure amie a-t-elle réussi mieux qu’Alice à conjuguer épanouissement professionnel et vie de famille ?
A contrario de mon héroïne, mon amie est en couple depuis plusieurs années avec le même homme. Elle ne travaille plus au long court, mais sur un ferry, avec des temps d’embarquement plus courts. J’ai cependant rencontré d’autres femmes qui continent leur vie de marin et vivent des aventures longues avec d’autres navigants. Parfois, ces femmes décident de prendre une année sabbatique pour faire des enfants. La maternité est la seule vraie barrière. Mon amie ne veut pas de bébé, elle n’a donc aucune raison de s’arrêter.

Alice veut aimer des amants de passage, mais aussi être celle que l’on attend...
Alice ressent le besoin d’être ancrée, mais elle est aussi moderne, pleine d’énergie. Elle pense qu’un homme dans chaque port, c’est facile. Sans se ranger des voitures, elle cultive des attaches terrestres, c’est important pour tenir au milieu de l’océan.

La trame principale est celle du journal intime d’un marin décédé qui regrette de ne pas avoir aimé…
Le carnet qu’Alice trouve dans sa cabine est un élément à entrées multiples. Il prend différents sens au fil de la lecture et fait l’effet d’une injonction à vivre son désir jusqu’au bout. On pense parfois que la vie est courte et qu’il faut en profiter, mais Alice se rend vite compte qu’elle met en danger son ego en optant pour la passion. Vient alors la peur de finir seule. Ce mécano disparu dans l’indifférence, c’est notre fantôme dans ce monde cruel.

Pourquoi teniez-vous à évoquer la figure du premier amour ?
Je trouvais ce voyage initiatique pertinent. Gaël représente l’amour mortifère qui nous dit "Je t’aimerai toujours". On ne devrait pas savoir quand va s’arrêter un amour.

Pourquoi avoir choisi Melvil Poupaud pour l’incarner ?
Ce beau brun ténébreux était mon fantasme d’adolescente ! Melvil est magnifique, il possède un charisme incroyable et il a adoré construire ce personnage un peu old school de commandant en uniforme.

Ariane Labed joue Alice…
J’ai découvert Ariane Labed dans Attenberg et elle ressemble beaucoup à mon amie.  La rencontre a été un choc ! Je ne pouvais plus m’arrêter de la filmer, elle s’est totalement abandonnée à ma caméra. Cette actrice formidable possède une très large palette d’émotions et travaille beaucoup : elle a fait un stage sur un navire pour apprendre son rôle. Je voulais aussi qu’il s’agisse d’une découverte pour le public français.

Il y a un rapport au corps très important. Aviez-vous la volonté de montrer une femme avec ses besoins viscéraux ?
Exactement. Ariane et mon amie ne sont pas des femmes à la poitrine ostentatoire et à la féminité exacerbée. Lorsqu’Alice retire sa combinaison, nous apercevons une silhouette  gracile, musclée, excitée. Il s’agit là d’une volonté de laisser vivre la chair pour une chose naturelle : le sexe. C’est pourquoi je souhaitais filmer ces scènes de manière crue, explicite et lumineuse. Au cinéma, les ébats sont souvent montrés comme un événement incroyable alors qu’en fait, cela ne représente que la vie.

La sexualité est parfois abordée de façon assez potache…
L
es hommes sont mal à l’aise dans cette confrontation avec une femme qui agit comme eux, alors ils en plaisantent. Il est nécessaire d’évacuer cette tension sexuelle omniprésente puisque c’est la seule chose qui manque à bord.

Une menace plane d’ailleurs sur Alice…
Oui, et cette histoire part d’une anecdote réelle, nous espérons donc que l’homme en question verra le film. Une agression peut prendre diverses formes et aller jusqu’au viol. La magie du cinéma, c’est qu’Alice puisse s’en sortir seule et la tête haute. Les films servent aussi à exprimer ce que l’on n’a pas toujours réussi à faire dans la réalité.  

L’univers du cinéma ne doit pas être évident pour une femme ?
J’ai récemment réalisé qu’être une femme relevait du combat, quel que soit le milieu dans lequel on se trouve. J’ai longtemps été épargnée, mais lorsque j’ai eu un enfant, je me suis rendu-compte que nous vivions dans une société très rétrograde. Le milieu du cinéma n’est pas pire qu’ailleurs. Les équipes sont très mixtes. Dans le film, Alice exerce son activité sans avoir à prouver sa capacité,  sans que le genre ne soit un poids. Le monde a évolué, mais il faut rester en éveil et se dire que rien n’est gagné.

Que pensez-vous du terme "féminisme" ?
Le mot est à la mode.  J’ai été élevée par une mère à qui il faisait peur. L’important est surtout de ne pas avoir une vision manichéenne. C’est stupide de rejeter la faute sur les hommes.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler dans le cinéma ?
Mon éducation au milieu des livres et des films. Mes parents ne venaient pourtant pas du tout d’un milieu artistique (mon père était ingénieur en mécanique des fluides et ma mère, orthophoniste), mais ils étaient animés d’une immense curiosité. A l’adolescence, les films m’ont sauvé la vie. J’ai réussi à percer grâce à l’éducation publique. J’ai aussi été actrice, mais j’estime que nous dépendons trop du désir des autres. Je préfère diriger des acteurs : j’ai l’impression de jouer tous les rôles.

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