La mode fait sa révolution et impose son décalage horaire

Sept défilés par an, des délais poussiéreux entre les shows et l'arrivée en boutique, le burn-out fréquent des designers, le rythme de la mode est sérieusement mis en question. Burberry, Tom Ford, Vêtements, Proenza Schouler bousculent les codes et remettent les pendules à l'heure.

La mode fait sa révolution et impose son décalage horaire
© Imawtree

L'histoire ne date pas d'hier. Printemps-été, automne-hiver, pour le prêt-à-porter, l'homme, la femme, parfois aussi pour la haute couture, collection resort, pre-fall, la mode court après un calendrier effréné. Il fallait déjà satisfaire la gourmandise du business. À présent, la voracité qu'entraîne l'instantanéité des réseaux sociaux complique encore la tâche. Si bien que les couturiers ont fini par servir de chair à saucisse à métier à tisser. Il aura fallut être spectateur de dérapages, de cures de désintox, de coups de gueule et de départs anticipés pour s'en rendre compte : le métronome s'est emballé
Après le départ de Raf Simons justifié par un besoin de prendre son temps, la célèbre critique de mode Suzy Menkes titrait sa chronique pour Vogue "Pourquoi la mode se plante". La fin d'une omerta, ou plutôt d'un demi-silence entrecoupé de signaux mortifères. Oui, mais après ?
Et bien il semblerait que la mode n'ait pas dit son dernier mot. N'en déplaise à ceux pour qui la discipline s'apparente à un sport extrême, certains ont pris les choses en main pour adapter leur production à un rythme créatif humain. Dévoiler une collection six mois à l'avance est devenu une absurdité. C'est le constat de Tom Ford, de Christopher Bailey chez Burberry et de l'anticonformiste Demna Gvasalia de Vêtements (et de Balenciaga). Trois premiers noms suivit par Proenza Schouler et trois nouvelles perspectives pour la mode de demain. 

 

Le "see now, buy now" contre le burn-out :

Le principe du "See now, buy now", initié par Versace, et pratiqué aussi par Julien Fournié en France, permet aux spectateurs de pouvoir aller acheter la pièce repérée sur le show immédiatement après celui-ci. Un fonctionnement qui paraît logique, mais qui bouscule le cours de l'industrie. Dans l'ordre traditionnel, les acheteurs passent commande après avoir vu les looks lors du défilé. Ce qui permet de lancer la production en fonction du succès et de pouvoir se procurer la collection en question, six mois plus tard. C'est pour cela qu'à l'automne, les collections d'été défilent, et qu'au printemps, c'est au tour des collections d'hiver. Un rythme totalement remis en cause par la réduction des délais liée à Internet et qui font, par exemple, que le monde entier est au courant des modèles à la seconde où ils foulent le podium. Face à cela,  le public doit tout de même attendre des mois avant d'en faire l'expérience réelle (Un laps de temps qui permet aussi à l'industrie de la fast-fashion de copier et de commercialiser les pièces signées avant les marques qui en sont à l'initiative). Absurde selon Burberry , Proenza Schouler et Tom Ford, qui annoncent que leurs prochaines collections seront disponibles à la vente immédiatement. Ainsi, comme le soulignent le journaliste réputé Tim Blanks et ses intervenants, lors d'une réflexion commune sur la mode publié sur Business Of Fashion, la production devrait être lancée en amont. Un véritable bouleversement dans la logique de l'industrie.

Repenser le patron des saisons :

En ce qui concerne les défilés, la tendance est à la transgression des emplois du temps établi. Givenchy haute couture a boudé les dates officielles cette année, une initiative effrontée mais parfois bien justifiée. Pour augmenter le temps que passent ses pièces en magasin, Demna Gvasalia de Vêtements annonce carrément, dans une interview pour BOF, vouloir défiler lors des fashion weeks homme et la semaine de la couture, à contre-courant. Un choix singulier qui lui permettrait de bénéficier d'une présence en magasin plus longue avant les soldes. Mais certainement aussi de moins d'attention que ses camarades regroupés dans les fashion week. Pour les autres, l'initiative de mettre en vente immédiatement les collections après les défilés implique d'inverser le rythme des saisons. Ainsi, Burberry et Tom Ford annulent leur show de la prochaine fashion week (ceux-ci devaient présenter l'automne-hiver 2016-2017) pour les repousser à septembre. Dorénavant, ces deux griffes présenteront donc leurs lignes hivernales à l'automne et les estivales au printemps. Il n'y a plus de saisons, ma bonne dame

Miser sur l'unisexe :

Si la temporalité désuète nuit à l'industrie, elle épuise surtout ses acteurs. Dans la même dynamique révolutionnaire, Tom Ford et Christopher Bailey de Burberry ont annoncé qu'ils présenteraient l'homme et la femme d'un seul coup lors de leur show de septembre. Une réduction de coût et d'énergie pour ces maisons qui surchauffent en multipliant tous leurs efforts par deux. Si l'idée ne choque pas, vu la présence de plus en plus marquée de silhouettes féminines lors des shows masculins, elle soulève, elle aussi, des interrogations. Comment ces marques vont-elles bien pouvoir gérer cette fusion ? D'un point de vue logistique d'abord, sachant que les influenceurs des modes des deux sexes sont souvent distincts, que les collections homme et femme ne suivent pas forcément les mêmes inspirations, cette nouvelle formule risque de surprendre. Plus généralement, est-ce un nouveau stigmate de la pulsion unisexe que ressent la mode en ce moment ? Impossible de ne pas penser à Jaden Smith, le fils de Will, qui pose fièrement dans les campagnes de Louis Vuitton pour la femme au printemps-été 2016, illustrant cette nouvelle perspective. Des réponses pour lesquelles... il faudra attendre septembre. 

Un nouveau mode à explorer :

De nombreuses incertitudes restent en suspend face à ces petites révolutions. En quoi l'avancement des temps de production soignerait l'impatience symptomatique de la mode ? Aller dans le sens de l'immédiateté a des avantages, mais un bouleversement de fond doit être opéré pour que ce geste ne devienne pas un vain effort commercial, seulement accessible aux grandes maisons qui ont la marge de manoeuvre pour produire avant de vendre. Faut-il s'attendre à une cacophonie de saisons dans les prochaines fashion weeks ? Ou bien à devoir s'accrocher à l'actualité pour suivre les dates de défilés décidées par les uns et les autres ? La structure de la fashion week concentre l'attention sur la création, sa mutation doit être encadrée pour prévenir une certaine anarchie. Devra-t-on s'habituer à observer des inspirations féminines simplement adaptées au masculin ou inversement, le tout présenté dans un même cadre ? Une configuration qui n'agirait pas non plus en faveur de l'appauvrissement de la créativité et de la diversité dans la mode. Pour répondre à tous ces problèmes, les initiatives isolées de ces trois maisons sont un premier pas honorable sur la voie d'une rénovation. À ce propos, le British Council a commandé une étude au Boston Consulting Group qui doit livrer l'avis général des maisons sur la nécessité d'un vaste changement. L'immédiateté n'étant pas encore totalement à l'ordre du jour, il faudra encore patienter pour accorder ses hashtags. 

 

Défilé Burberry Prorsum automne-hiver 2015-2016 à Londres © Imaxtree