La porte de l'Antarctique : les îles Aitcho

Sur les traces des explorateurs de jadis, qui abordaient, sidérés par tant de beauté, les confins des terres australes, je distingue les portes du désert blanc. Nous sommes à 120 kilomètres de la Péninsule antarctique.

mathieu gesta le boreal antarctica 2011
Antartique : les îles Aitcho © Mathieu Gesta

Une baleine à bosse souffle à tribord. Curieuse, joueuse, elle plonge avec son petit. On la perd de vue, malgré les jumelles. Puis, vers l'étrave, "à notre quinze heures", comme disent les naturalistes, elle réapparaît. Temps gris. Froid sec. Visibilité médiocre. Capucine Meyer, directrice de bord, nous invite, par haut-parleurs, à nous préparer au débarquement. Pour protéger l'environnement, aucun navire sillonnant l'Antarctique n'est autorisé à débarquer plus de cent passagers. Nos effets – bottes, parkas, appareils, gants, lunettes, etc. – ont été décontaminés la veille. Nous savons les règles. Ne rien laisser. Ne rien toucher. Ne rien emporter, même le plus petit caillou, le moindre grain de sable. Ne pas s'approcher de la faune. Respecter la période de couvade (décembre-janvier) et s'éloigner d'au moins cinq mètres des nids. Les consignes sont très strictes. Et si l'on observait ces lois salvatrices ailleurs qu'en Antarctique, me dis-je, songeuse, contemplant les contours du rivage depuis mon balcon réfrigéré. 

Sur les traces des explorateurs de jadis, qui abordaient, sidérés par tant de beauté, les confins des terres australes, je distingue les portes du désert blanc. Nous sommes à 120 kilomètres de la Péninsule antarctique. Le Continent de l'extrême est recouvert à 90 % de glace, grand comme 25 fois la France, peuplé en majorité de pingouins. Notre navire glisse avec grâce entre les glaces. Des plaques translucides ou vaguement bleutées (en fonction de la lumière) dérivent avec le courant. L'Austral est à la navigation polaire ce que le luxe est à la France. Ce navire semble aussi sûr que notre commandant, Patrick Marchesseau, la quarantaine, un as de la glace. "Vas, cher Austral, avec ta technicité hors pair, conçue dans certains ateliers italiens pour que tu soies et demeures le meilleur des meilleurs, vas, file ton chemin maritime, conduit par une main de fer dans un gant de velours, celle du vaillant capitaine secondé par ses officiers supérieurs triés sur le volet, trace sans broncher ta route parmi ces blocs de banquise qui compliquent ton avancée ; vas, navire d'envergure modeste pour te faufiler partout et nous permettre d'accoster vers des rivages inexplorés, vas lentement – la passerelle a ralenti ta route par prudence – mais sûrement. Glisse et mène-nous jusqu'à la première escale. Les magnifiques Iles Aitcho, archipels de l'Antarctique, qui appartiennent aux Shetlands du Sud. Ta route paisible semble un jeu d'enfant. Pourtant, le navire russe est toujours prisonnier des glaces, et le navire chinois, venu à son secours, est tombé à son tour dans le piège du Continent blanc. Vas, l'Austral si bien- nommé. Tu as l'habitude de "l'enfer polaire". Moi, je débarque dans tous les sens du terme."

Je ferme mon portable. Fin du mémo vocal pour mieux vivre cette avancée irréelle vers une terre de glace et d'eau, vision longtemps appelée de mes vœux. Quelques Pétrels géants nous accompagnent. Claquement d'ailes dans le silence. Le ciel est avec nous, il donne au tableau sa dimension onirique, dans un beau dégradé de gris. Terre à bâbord ! Des milliers de pingouins, cent-mille manchots nous contemplent peut-être. Comme sorties d'un rêve, serties de glace et de nacre, des brumes changeantes caressent la mer, flottant aussi sur des pics volcaniques. Rivages blancs et sommets noirs. La neige fond sur ma paume. Je ferme la parka rouge. Dans dix minutes, à bord du zodiac – gilets de sauvetage de rigueur –, débarquement sur une plage des îles Aitcho.

Nous y sommes en un quart d'heure. Derrière nous, l'Austral semble prisonnier des glaces, effet d'optique. Pieds dans l'eau, protégés par nos tenues étanches, nous glissons hors du zodiac, maladroits comme des ours. Silence infini. Mon premier manchot adélie nous contemple. La neige tombe sur le sable noir. 

Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteur d'une dizaine de livres dont "Un amour de Sagan", traduit jusqu'en Chine, elle fut la plus jeune rédactrice-en-chef de France à la tête du magazine Playboy. Elle fonda le mensuel "Femmes" avec Robert Doisneau. Elle a reçu le prix du Premier Roman pour "Portrait d'un amour coupable" et le Prix Alfred Née de l'Académie Française pour "Une femme amoureuse". Grande voyageuse, elle livre pour le JournalDesFemmes.com une série de récits de voyage en Antartique à l'occasion d'une expédition polaire