Série Antartique : Passage de Drake, même pas peur, mais trac intense

Minuit. Impossible de fermer l'œil. J'ouvre le rideau. Le cuir taupe glisse contre la baie vitrée. Il fait jour malgré l'heure. Lueur glauque révélant une mer démontée.

antartique2
"Je décide d'aller visiter la salle de sport, histoire de me renforcer la psyché. Tapis roulant et vélo. Puis, douche et hammam. Superbe endroit." © François Lefebvre / L'Austral

La nuit tombe-t-elle jamais au Cap Horn ? Des vagues jamais vues ailleurs semblent vouloir escalader la ligne de flottaison. L'Austral a été conçu pour parcourir les océans extrêmes. Dedans, c'est douillet, dehors, l?imprévu règne. Nous valsons. Navigation dans le fameux – et redouté – Passage de Drake (découvert en 1528 par Francis Drake, corsaire anglais). Une épreuve pour les meilleurs marins. J'imagine qu'ils sont nombreux sur la passerelle. Ici, en effet, l'océan Atlantique, l'océan Pacifique et l'océan Antarctique se rejoignent. Souvent, donc, les pires conditions météo de la planète. Ce rêve d'Antarctique, c'est pure folie. "À bon entendeur salut", mugissent les vents du large. Des nuages foncent sur la crête des vagues, éclaboussures de lumières irréelles. De-ci, de-là, j'aperçois comme dans un rêve d'immenses oiseaux aux ailes de géants, qui dansent sur l'écume. Leur nombre croît. Le ballet est magnifique dans l'éclat du navire. Nous sommes à milles et milles de toute terre : d'où viennent-ils ? Albatros, Damiers du Cap, Pétrels Géants... Je n'ai jamais vu d'oiseaux si grands. Ils frôlent une houle gigantesque, s'élancent vers le ciel, leurs larges ailes battent la mesure. Si j'avais moins le trac, je serais bouche bée. Mais le Pôle Sud est à 4000 kilomètres. Ici, foin des imprimés de Roger Frey, des lignes Roset. Le luxe – spécialité française –, Mister Drake s'en tape (la houle cogne la coque). Mur de mer. Des creux de plusieurs mètres se forment. "Tu voulais l'aventure, tu l'as", chuchotent les disparus en mer de Saint-Malo. Autour du navire, l'écume troue la pénombre. Le cabinier a verrouillé "mon" balcon. Pas question de laisser le passager baguenauder dehors pendant le Passage de Drake. 

Peu après notre appareillage, le Commandant – brun, mince, la quarantaine – nous a réunis. Présentation de l'équipage et du staff "Expédition". Le Capitaine en second, blond, mince lui aussi, sympathique, s'appelle Olivier Marien. N'est-il pas un peu jeune pour tant de responsabilités, me dis-je a posteriori, parmi les creux de six mètres. Le chef mécanicien ("rôle décisif à bord", chuchote feu mon père, longtemps enrôlé dans la Marine) s'appelle Didier Montil. "Ça va bouger", nous a prévenus le Commandant, décontracté. Humour british, second degré permanent, un côté "old sport" dans l'expression comme dans l'allure. L'un des meilleurs capitaines de la navigation polaire, m'a-t-on dit à Paris. "Très chers passagers, cette nuit et demain ça va bouger, donc. Normal. C'était la mauvaise nouvelle de votre première soirée. La bonne, c'est qu'ensuite, nous serons tranquilles." Pour me rassurer, je songe au Champagne qui coula ensuite sans que quiconque eût à signer quelque note que ce soit, ainsi qu'au dîner qui suivit, bon chic bon genre (et très bon tout court) dans une salle- à-manger élégante. Cette mondanité ne m'est d'aucun secours. Le Pacifique cogne l'Atlantique, qui se venge sur l'océan Antarctique. Et moi, microscopique, coincée en plein Drake ! Pour me réconforter, je revisite l'instant durant lequel, la veille, à dix-neuf heures cinquante-sept, le cabinier Sandue a frappé à ma porte, muni de ma valise retrouvée "just in time". J'apprends que le Commandant a accepté de retarder l'appareillage jusqu'à vingt heures. Je lui exprime ma gratitude, après son speech. "Normal", me répond-il. Tout semble toujours normal à l'homme aux quatre galons. Pourvu qu'il soit à la hauteur de sa réputation, me dis-je à cinq heures du matin. 

Je fixe la crête d'énormes vagues, hypnotisée, pour maîtriser ce trac qui monte en moi lorsque, après avoir tangué à gauche, nous roulons à droite, en une sorte de balancement plus ample chaque fois, nous enfonçant davantage.

Huit heures du matin. L'Austral tangue moins. Je décide d'aller dans mon peignoir blanc – duveteux à souhait – visiter la salle de sport, histoire de me renforcer la psyché. Tapis roulant et vélo. Puis, douche et hammam. Superbe endroit.

Le petit-déjeuner est servi en cabine. Jus d'orange, viennoiseries, bacon, œufs, café. Je songe avec délice à notre départ d'hier soir. Ce mouvement des machines, soudain, vrombissement sourd, glissement imperceptible, à nul autre pareil. Choc des amarres, le sol tressaille, sursaute, exquis tremblement. L'appareillage, enfin. 

Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteur d'une dizaine de livres dont "Un amour de Sagan", traduit jusqu'en Chine, elle fut la plus jeune rédactrice-en-chef de France à la tête du magazine Playboy. Elle fonda le mensuel "Femmes" avec Robert Doisneau. Elle a reçu le prix du Premier Roman pour "Portrait d'un amour coupable" et le Prix Alfred Née de l'Académie Française pour "Une femme amoureuse". Grande voyageuse, elle livre pour le JournalDesFemmes.com une série de récits de voyage en Antartique à l'occasion d'une expédition polaire