Joël Soler lève le voile sur les femmes de dictateurs

Joël Soler est parti à la rencontre de ces femmes qui ont épousé un autocrate, pour le meilleur et surtout pour le pire. Des entretiens et des portraits qu'il a effectués, est née la série documentaire "Despot Housewives", diffusée depuis le 10 février sur France Ô. Le Journal des Femmes a pu échanger avec ce réalisateur-sans-peur.

Joël Soler lève le voile sur les femmes de dictateurs
© Rabbo/ABACAPRESS.COM

Joël Soler s'est illustré en réalisant des documentaires sur les hommes les plus craints du XXe siècle, à l'instar de Saddam Hussein, Oussama ben Laden ou encore Hitler. Infiltrer les cercles intimes de ces tyrans lui a valu quelques déconvenues, notamment une détention au Yémen... Ce qui ne l'a pas arrêté : déterminé à comprendre les mécanismes des régimes totalitaires, Joël Soler s'est demené pendant 5 ans pour réaliser Despot Housewives, une série documentaires de 5 épisodes thématiques, consacrée à ces femmes qui ont épousé un dictateur. Rencontre.

Le Journal des Femmes : Comment vous est venue l'idée de Despot Housewives ?
Joël Soler : Tout naturellement, avec mes premiers documentaires. J'avais fait un film sur Saddam Hussein et je me suis rendu compte que son épouse était un sujet sensible, qu'il fallait que j'évite de prononcer son nom. Après, j'ai fait un reportage sur la famille d'Oussama ben Laden : j'ai découvert que les femmes sont au coeur de ces régimes dictatoriaux car ce n'est pas elle qu'on épouse, c'est son clan. Quand on est dans une dictature, ce dont on a besoin, c'est de loyauté. L'épouser est une garantie : le clan de la femme ne va pas se retourner contre le despote. Quoi que l'Histoire a montré le contraire, notamment chez les Hussein : le frère de Sadjida, Khairallah Talfah, était devenu tellement important, que Saddam l'a fait assassiner.

Comment avez-vous obtenu la confiance de toutes ces femmes ?
Elles m'ont toutes dit "non" au début, mais dans mes principes, "non" n'est pas une réponse acceptable. Il a fallu les convaincre. La raison pour laquelle elles ont accepté, c'est l'ego. Jusqu'à présent, on les avait approchées pour parler de leur mari et je leur ai proposé de parler d'elles, non pas de leur époux. Quelque part, elles vivent dans la frustration d'être dans leur ombre. L'Histoire a complètement occulté ce qu'elles ont fait de bien. Certaines d'entre elles en ont pourtant fait, comme madame Pinochet. Évidemment, c'était pour servir le régime, mais certaines l'ont fait avec sincérité et avaient envie qu'on les reconnaisse. Un moment, je me suis dit que j'allais trop loin, qu'elles allaient voir que j'étais là pour les arnaquer. Plusieurs fois je leur ai dit "Ce que vous avez fait, ça mérite un prix Nobel !". J'ai cru qu'elles allaient me jeter par la fenêtre parce que je me moquais d'elles, mais non. Certaines m'ont dit "oui, vous avez raison, l'Histoire ne m'a pas reconnue".

Cherchaient-elles la rédemption en se confiant devant votre caméra ?
Non, aucune n'a exprimé de regrets. Le seul petit regret que j'ai eu, c'était avec madame Hoxha, que l'on appelle "l'Arraignée noire d'Albanie" : elle a passé 5 ans derrière les barreaux, dans l'une des horribles prisons que son mari avait fait construire. Elle m'a juste dit "si on avait su, on aurait pu être plus indulgents, mais ils méritaient tout de même leur emprisonnement". Il faut rappeler qu'elle était l'idéologue du régime communiste et qu'on emprisonnait tous les religieux, les homosexuels… Il y avait cette pensée unique. Elle ne le regrette absolument pas. Ce qui m'a un peu ouvert les yeux en rencontrant ces femmes, c'est que ce n'est jamais blanc ou noir : leurs maris ont servi les intérêts des Occidentaux. Comment voulez-vous qu'une madame Pinochet se voit en femme de dictateur, quand son époux a été mis en pouvoir par la CIA et qu'elle est reçue à la Maison-Blanche par les Reagan ? C'est difficile pour elles de s'imaginer voir comme tel.

Se sont-elles rendu compte des horreurs commises par leur mari ?
C'est même pire que cela : pour elles, leur mari a fait du bien à l'humanité dans leur logique d'idéologie. Si Pinochet a massacré les socialistes, les communistes et les opposants, c'est pour sauver le Chili d'un nouveau Fidel Castro. Même Hitler : j'ai fait un documentaire sur lui et rencontré la seule survivante de la famille d'Eva Braun. On est allés ensemble au Berghof (ndlr : la résidence secondaire du Fuhrer). Elle me disait qu'Hitler était quelqu'un de très gentil et de très humain. Dans sa tête il ne massacrait pas, il faisait du bien à l'humanité. C'est bien ça le danger et encore aujourd'hui, on le retrouve dans l'islamisme : au nom d'une idéologie on peut tuer en pensant faire du bien. C'est tragique.

Vous avez pu percevoir leurs émotions, leurs sentiments… Sont-elles humaines ?
Elles sont très humaines ! Elles adorent les enfants. Ce sont des mères de famille avant tout. Madame Hoxha me faisait penser à ma grand-mère. Le plus dur est de ce dire que ces femmes sont aussi convaincues. Avec tous les surnoms qu'on leur a donné, je m'attendais à voir des femmes odieuses. On a envie de détester ces femmes et j'aurais aimé qu'elles soient horribles, mais elles sont toutes très sympathiques.

Imelda Marcos a en effet l'air sympathique.
J'ai passé une semaine avec elle, elle me sortait tous les soirs, elle est infatigable ! On rentrait à 2 heures du matin, j'étais épuisé. De 10h à 2h elle n'arrêtait pas de parler ! J'avais juste à répondre "oui" ou "oh" ! Cette femme est une pionnière. En pleine guerre froide, elle allait autant voir les Américains que Brejnev, Castro ou Kadhafi : c'était Hillary Clinton avant l'heure. Comme le dit Souha Arafat, le problème, quand on est dans un état démocratique, c'est qu'il est facile d'abuser et on ne s'en rend même plus compte.

Souha Arafat témoigne et apparaît dans chacun des épisodes. Avez-vous une relation particulière avec elle ?
Je l'ai bien aimée et on a eu un très bon contact, même si elle est très critiquée. Ce n'est pas donné à tout le monde de vouloir participer à Despot Housewives. Elle connaissait tout, elle a vu les épisodes avant car je lui avais montré mes tournages. Elle avait envie de parler, notamment de Leïla Ben Ali. Elle apporte vraiment quelque chose, même si c'est ambigu : elle est à la fois la veuve d'un terroriste qui a reçu un prix Nobel de la Paix !

Ces femmes ont-elles un point commun ?
Elles se reconnaissent toutes dans Mère Teresa, à part peut-être les musulmanes. Quand je leurs demandais si elles étaient les Mère Teresa de leur pays, elles acquiesçaient toutes. Pour elles, Dieu est de leur côté. Je suis allé dans l'hôtel particulier de madame Franco, il y avait des bénitiers partout, Dieu était omniprésent. L'autre point commun, ce serait la complicité de l'Occident.

Comment expliquez-vous que la plupart d'entre d'elles n'aient pas été condamnées ?
A un moment il faut faire des choix et on ne peut pas mettre en prison tout le monde. C'est déjà dur d'enfermer un chef d'Etat, de s'attaquer au numéro 2 ou 3 du régime. La difficulté avec les premières dames, c'est qu'elles n'ont pas de statut officiel. Elles s'en sortent beaucoup mieux que leur mari. Leur statut de femme les a sauvées.

Pouvons-nous parler de féminisme lorsque l'on évoque ces femmes de pouvoir ?
Je dirais de l'antiféminisme. Pour moi, elles n'ont pas défendu le droit des femmes. Il y a peut-être eu un semblant avec madame Moubarak ou madame Pinochet, mais elles servaient la soupe à leur mari. A mon sens, une féministe n'a pas besoin de son époux, elle peut l'outrepasser et s'en sortir seule. Autrement, madame Bourguiba avait ce côté féministe : elle a fait avancer les droits des femmes en Tunisie, qui sont aujourd'hui un acquis.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées pendant le tournage ?
Plein ! Si c'était facile, tout le monde l'aurait fait ! A la fin de la guerre civile, aller voir madame Gbagbo dans sa résidence surveillée a été un cauchemar. Et je ne retournerais pas voir madame Pol Pot dans les rizières infestées de mines antipersonnelles. Ça a été un parcours très difficile, mais c'est aussi ce qui m'excite.

Qu'est-ce qui vous intéresse chez les dictateurs ?
Il y a un événement qui a marqué mon enfance : mon grand-père a été assassiné lors du massacre d'Oran, le 5 juillet 1962. C'est quelque chose qui reste dans la famille, que l'on porte de génération en génération et il y a des non-dits que l'on transmet. En explorant les dictateurs, je souhaitais comprendre ce mécanisme de l'horreur, comment on arrive à massacrer des gens. Il y a autre chose – qui rejoint la pensée d'Hannah Arendt – c'est cette banalité du mal. Quand vous rencontrez ces gens, ce sont des personnes comme tout le monde. C'est perturbant. Par exemple, quand je suis allé voir l'ex-conseiller de Pol Pot, marié avec sa veuve, j'ai trouvé que cet homme rayonnait. Il y avait quelque chose de paisible en lui : j'avais l'impression de voir le Dalaï Lama. Ce sont des personnes comme tout le monde, agréables et humaines.

Peut-on vous appeler le "Stephane Bern des dictateurs" ?
On m'a déjà dit le "Stéphane Bern des gens pourris" (rires). Je pense connaître les familles de dictateurs aussi bien qu'il connaît les dynasties royales. En plus, j'ai beaucoup de sympathie pour lui !

Regardez la bande-annonce du prochain épisode de Despot Housewives, à découvrir le 17 février à 20h50 sur France Ô :

"Despot Housewives : les cuisinières dans la terreur"