Benjamin Clementine : "Mon inquiétude s'exprime en musique"

Impossible de rester de marbre en écoutant Benjamin Clementine. L'artiste, découvert dans le métro parisien en 2013 a le don d'envoûter l'auditeur. A l'occasion de la sortie de "I Tell A Fly", son second opus, nous l'avons rencontré. Confidences.

Benjamin Clementine : "Mon inquiétude s'exprime en musique"
© Craig McDean

On est en 2013. Sur Youtube fleurissent des vidéos dans lesquelles chante un jeune artiste dans les couloirs et rames du métro parisien. Quelques mois plus tard, l'homme sort un premier EP. Benjamin Clementine se fait alors un nom et sort en 2015, At Least for Now, un premier opus certifié Disque d'or, qui lui vaudra une Victoire de la Musique dans la catégorie Meilleur Nouvel Artiste. Il lui faudra deux années pour écrire et composer I Tell A Fly, son second opus dans les bacs en octobre 2017. Dans ce disque aux sonorités plus mystiques et captivantes, l'artiste confie son inquiétude sur l'état du monde et le devenir de l'être humain. C'est dans un café au pied du métro parisien que nous le rencontrons. Avec sa silhouette élancée - l'homme mesure presque deux mètres - Benjamin Clementine nous reçoit serein, et se livre sans tabous.

Journal des Femmes : I Tell A Fly sort ce vendredi dans les bacs. Comment vous sentez-vous ?
Benjamin Clementine : Très heureux. Vous savez, je travaille sur cet album depuis tellement longtemps et, à partir d'aujourd'hui, je ne vais plus devoir l'écouter (rires) ! Je vais pouvoir passer au prochain et me focaliser sur ce qui m'attend, sur la tournée... 

Cet album est plus visuel que le premier. On se croirait dans une pièce de théâtre, un opéra dramatique… Êtes-vous d'accord ?
Bien sûr, mais c'est parce que nous vivons une époque dramatique… Ce ne sont qu'une accumulation de faits en réalité. Je ne pense pas vraiment à ce que les gens vont penser de ma musique, mais plutôt à ce que j'ai envie d'exprimer à un moment donné. Je ne mets en scène que des choses qui sont importantes pour moi. Si l'auditeur s'y retrouve, tant mieux. 

Les migrants occupent une place centrale dans l'album. Vous parlez notamment du fait que nous sommes tous voués à terme, à devenir migrants.
Je suis profondément inquiet pour notre devenir, le devenir de l'humain. Je m'inquiète de comment évoluent les choses car j'ai l'impression que nous sommes à l'aube d'une troisième guerre mondiale. C'est de plus en plus probable et cela m'inquiète. Personne ne veut revivre ce qu'ont vécu les juifs pendant la 2e guerre mondiale. Chaque jour qui passe semble nous amener vers cela, cette horreur. Il faut être inquiet sans être pessimiste pour autant. Mon inquiétude s'exprime en musique. Ça permet de ne pas regarder les chaînes d'info à la télévision. Je partage les sentiments les plus sombres qui me traversent l'esprit avec les personnes qui m'écoutent.

"I tell a fly", second album de Benjamin Clementine © Barclay

Vous avez écrit la majorité de l'album à New York pendant la campagne électorale. Est-ce que cela a influencé votre écriture ?
L'album a été écrit à New York mais produit à Londres. Je ne pense pas que cela m'ait influencé... Ce qui m'a inspiré est le temps qui passe. Mon premier album raconte mes années à Paris. Celui-ci parle davantage de ce qui m'affecte et me préoccupe. Je n'avais rien à dire sur moi-même. J'avais besoin de parler de mes opinions, de ce qui nous touche tous au quotidien.

Vous considérez-vous comme un artiste engagé, politique ?
Non, du tout. Ça n'a rien à voir avec la politique, plutôt avec ce que j'ai envie d'exprimer. Mes opinions personnelles, mon approche, ma perspective. Je suis affecté par certaines choses, et j'essaie de les exprimer au mieux.

La musique d'Isao Tomita vous a également beaucoup inspiré. Vous avez même utilisé un synthétiseur Fender Rhodes Chroma Polaris pour donner une dimension mystique à l'opus.
Isao Tomita est un immense artiste que j'ai découvert aux Etats-Unis. Avant même d'avoir commencé à réfléchir à cet album, je me suis dit que je voulais partir de ça. Il a apporté ce mysticisme à ma musique... Bien sûr, cet album n'atteindra jamais la perfection des siens mais il y a une influence. Je suis ravi que vous l'ayez vue.

Vous avez déclaré que le "piano imposait des limites" au pianiste. Est-ce que ce synthé vous a permis de vous exprimer davantage ?
Quand tu écoutes les travaux de De Bussy, tu sens que c'est ce qu'il voulait créer mais qu'il était limité par le piano. Il ne pouvait pas s'exprimer davantage. Quand j'écoute les musiques d'Isao Tomita, il y a de la couleur. Et je suis daltonien d'ailleurs, je ne perçois pas toutes les couleurs, vous le savez ça ? Le piano est un instrument magnifique qui est utilisé depuis des centaines d'années et de sublimes musiques ont été créées par lui, mais le synthé contient un ensemble d'instruments qui ne forment qu'un. Cela donne plusieurs possibilités à la création.

Dans Phantom of Aleppoville, vous faites un parallèle entre le harcèlement scolaire dont vous avez été victime, et la situation des migrants syriens.
C'était difficile car c'est un sujet délicat, surtout pour un artiste. Les populations d'Alep vivent quelque chose de totalement différent par rapport à moi. Il a fallu jongler avec ces deux histoires pour n'en retenir que le traumatisme qui persiste au fil du temps. Aujourd'hui, je suis encore tétanisé en voyant des enfants rire, car je me dis qu'ils se moquent peut-être de moi. Il m'arrive de changer de trottoir car j'ai l'impression qu'on me juge... Ce traumatisme reste ancré en moi et je le compare aux enfants d'Alep car, même si tu offres une villa à ces enfants, je ne pense pas qu'ils seraient heureux pour autant. Cette chanson est chaotique en réalité.

Quand vous vous êtes rendu à New York, la mention "Alien with extra ability" (étranger avec une capacité supplémentaire, ndlr) a été apposée sur votre visa. Quelle est cette capacité supplémentaire ?
Il faut demander aux américains. Cette mention a été le point de départ de l'album. J'en parle même dans Jupiter. J'aime être honnête dans ma musique et je pense que c'est ce que les gens aiment chez moi. Il m'a fallu très peu de temps pour écrire ce titre car je ne relatais que ce qui m'arrivait.

Vous avez produit cet album seul. Un exercice difficile ?
J'ai travaillé avec beaucoup de monde mais je l'ai écrit et produit tout seul en effet. C'est mon deuxième album donc cela semblait plus facile de me rendre en studio. C'était un moment très intense. Il m'a fallu plus d'une journée juste pour jouer l'introduction de Paris Cor Blimey. Ça n'était pas une improvisation, j'ai recommencé une cinquantaine de fois mais ça ne fonctionnait toujours pas. J'ai dû retenter le lendemain. Jouer Farewell Sonata a également été compliqué car je n'ai pas de formation classique. Au final, je pense avoir obtenu ce que je désirais.

Comment savez-vous qu'une chanson est terminée ?
Cela dépend des chansons… Pour Farewell Sonata, j'ai composé la musique en premier. Je voulais chanter dès les premières notes de piano mais cela ne collait pas. J'ai finalement commencé à écrire quelque chose juste pour une partie de la chanson. D'autres chansons, comme Quintessence, ont été écrites en 5 minutes. Je savais exactement ce que je voulais dire. Quand ça arrive, cela va rapidement.

"L'odeur de Paris me réconforte"

Vous avez vécu à Londres, Paris, New York. Où vous sentez-vous chez vous ?
Nous savons tous que l'endroit le plus sûr pour nous est là où il y a de l'amour. Tu peux avoir une énorme maison, si tu n'as pas d'amour, tu te sentiras toujours triste. 

Vous avez été découvert dans le métro parisien. Que ressentez-vous quand vous revenez ici ?
De la nostalgie. Je me sens compris ici. Je sais où je suis, où je vais. Les odeurs de Paris, c'est comme une conversation avec quelqu'un que tu aimes... Je suis habitué à cette odeur, elle me réconforte.

Vous avez commencé par la scène. Que ressentez-vous sur scène ?
Ça me semble être l'endroit qui me correspond le plus. Je sais où je suis. Je suis en confiance sur scène et je peux m'ouvrir. Il y a peu d'endroits où je m'ouvre autant, mais ils sont pour la plupart reliés à la musique.

Quel est votre tout premier souvenir musical ?
Je me rappelle avoir vu à l'école un enfant avec un mini piano. Je lui avais demandé si je pouvais jouer moi aussi et il avait refusé. Et je lui ai volé (rires). C'est mon tout premier souvenir. J'essayais de jouer La Lettre à Elise de Beethoven.

Pensez-vous déjà au prochain album ?
Bien sûr. Il sera complètement différent. J'ai envie d'un nouveau voyage... peut-être en en Chine ou en Russie. J'ai déjà quelques idées et quelques ébauches. On verra ce que ça donne.

Avec quel artiste aimeriez-vous collaborer ?
Je pense à un groupe de métal. Je ne donne pas de noms de peur qu'ils refusent en lisant cette interview (rires).