Emel Mathlouthi : "Je transforme mes angoisses en armes"

Elle est la voix de la révolution tunisienne. Sept ans après avoir été révélée, Emel Mathlouthi revient dans les bacs avec "Ensen", un second album toujours aussi engagé. Confidences.

Emel Mathlouthi : "Je transforme mes angoisses en armes"
© Julien Bourgeois

On est en 2010, en Tunisie, en pleine révolution de Jasmin. Parmi la foule qui se soulève contre le gouvernement, une voix se distingue. Celle d'Emel Mathlouthi entonnant son célèbre Kelmti Horra, "Ma parole est libre". Le titre deviendra l'hymne du printemps Arabe et propulsera Emel Mathlouthi sur le devant de la scène. Après un premier album du même nom, Emel Mathlouthi est invitée à interpréter cet hymne lors de la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix en 2015, et s'apprête désormais à sortir un deuxième album. Intitulé sobrement Ensen, alias "Humain", l'opus est un savant mélange de textes engagés et mélodies mêlant rythmes électros et sonorités tunisiennes. Rencontre avec une artiste à la voix envoûtante.

Journal des Femmes : La musique a-t-elle toujours fait partie de votre vie ?
Emel  Mathlouthi : 
J'ai grandi entourée de musique classique, de jazz et de blues. J'ai commencé à écrire en anglais vers l'âge de 15 ans mais ce n'est que 5 ans plus tard, que je m'y suis mise sérieusement en optant pour le tunisien. J'avais besoin d'écrire, de coucher mes pensées sur papier. C'est à cette époque qu'avec des amis, nous avons monté un groupe. On reprenait essentiellement des titres de heavy metal qu'on aimait bien. Je trouvais que les voix féminines n'y étaient pas assez mises en avant, qu'elles étaient plates, sans caractère ou créativité, et noyées par l'ensemble. J'essayais donc d'être la voix centrale des chansons, pas juste de faire quelques refrains.

Vous vous êtes fait connaître avec Kelmti Horra (Ma parole est libre). Comment expliquez-vous que ce titre soit devenu l'hymne du Printemps Arabe ?
Je pense que cette chanson représentait un élan d'espoir pour le peuple tunisien… On n'a pas l'habitude ni la tradition des chansons à contexte humain, social ou politique. A l'époque, la jeunesse avait besoin de nouveauté, de quelque chose qui se démarque de ce qui est véhiculé par les médias. Grâce à sa mélodie et sa voix qui portent, Kelmti Horra est tombé à point nommé. Je n'ai jamais imaginé que cette chanson puisse avoir un jour cette reconnaissance-là, que je n'avais ni attendu ni espéré. Ce qui me rassure, c'est que quand on est dans la vérité et qu'on défend les valeurs humaines, le bien finit toujours par vaincre.

© Alex & Iggy

Est-ce difficile d'être une artiste engagée ?
Je n'ai pas l'impression d'être plus engagée que d'autres et je trouve que toute la musique l'est de près ou de loin. Il est important de parler de sujets qui fâchent sans tomber pour autant dans l'excès. C'est vrai que dans le monde arabe, on aimerait parfois que mes mélodies soient plus classiques, mais je ne peux pas parler de capitalisme sur le rythme d'une ode…

Vous avez déclaré au magazine Slate Afrique, que vous aviez surtout écrit avant la révolution, et que vous vous étiez demandée"sur quoi écrire maintenant, sans la dictature". Avez-vous retrouvé l'inspiration ?
J'ai dû me poser rapidement cette question car en réalité, je suis dans un état d'écriture permanente. Je ne m'imagine pas me poser quelques jours pour écrire un album. Les chansons sont des témoins de chaque phase de ma vie. C'est comme cela, en tout cas, que je définis mon processus d'écriture. Quand je fais un album, je n'ai finalement plus qu'à sélectionner une douzaine de titres qui correspondent à cette phase de ma vie que je souhaite mettre en avant. D'ailleurs, j'ai déjà en tête près de 80% de mon futur album, que je souhaite sortir assez rapidement.

"Un album est un voyage intérieur très lourd"

Vous avez enregistré Ensen dans 7 pays différents. Pourquoi cette diversité ?
Mon univers est varié et contient plusieurs facettes. Je me suis rapidement rendue compte qu'il n'y a pas de raison pour qu'une chose soit meilleure que l'autre mais, qu'au contraire, de ces différences, je pouvais créer une richesse. Avec ce nouvel album, j'ai beaucoup plus assumé ma diversité artistique. Je suis partie en Islande, en Suède, je suis restée en France et finalement, je me suis posée à New York avec un ami tunisien pour trier toutes ces idées. C'est à cet instant que j'ai réalisé n'avoir aucune raison de jeter tout ce que j'avais construit jusque-là.  Il suffit de se servir de toutes ces petites touches pour créer un ensemble exceptionnel.

Ensen signifie Humain en arabe. Le nom de l'album était une évidence ?
A l'origine, je voulais que l'album porte le nom de l'un des titres du disque. Je pensais donc l'appeler Thamalaton, qui signifie "ivresse" mais cela ne résumait pas selon moi, le contenu du disque. Cet album représente un voyage intérieur très lourd. Créer un disque demande une énergie telle que cela en devient presque douloureux. Cela m'a fait penser au tableau La colonne brisée de Frida Kahlo, qui représente son histoire et sa souffrance personnelle. Je trouve le processus artistique assez semblable : il faut une colonne brisée pour sortir un fil qui permettra une connexion aux racines. Cela implique de la souffrance, mais également quelque chose d'intense qui relève du psyché et de l'âme. La connexion entre tout ça, c'est l'humain. L'humain nous connecte les uns aux autres. Il n'est pas que violence.

Vous avez dévoilé le clip de Ensen Dhaif, premier extrait de ce nouvel album, réalisé par Allie Avital. Un clip sur fond rouge, intense, fort, qui met en scène tout ce qui a trait à l'oppression.
La vidéo fait totalement écho à la chanson. Quand je compose, je pense surtout en termes d'images. Cette chanson parle d'esclavage et de rébellion, et appelle à briser les chaînes. Je voulais voir cette violence subie sans pour autant tomber dans l'horreur. Je trouve qu'Allie a réussi à résumer tout cela en concevant des scènes à la fois significatives et violentes, et épurées.

Vous avez participé au premier concert de chant de femmes à Téhéran depuis la révolution iranienne de 1979, qui a fait l'objet du documentaire No Land's Song. Quel est votre plus beau souvenir ?
L'idée m'a emballée dès le départ et chanter une chanson en perse m'enthousiasmait beaucoup. J'ai toujours été fascinée par l'Iran, je me suis donc impliquée corps et âme dans le projet. Malgré un parcours semé d'embûches, mon plus beau souvenir est sans doute le concert qui a réussi à avoir lieu. Le fait d'être sur scène et de saluer le public – un public mixte, venu nombreux et qui semblait touché – m'a profondément émue. Il faut savoir que les femmes en Iran ne sont pas interdites de chant, mais elles ne peuvent pas chanter seules, ce qui est d'autant plus violent. Lorsque je me suis retrouvée sur scène, j'ai réalisé à quel point c'était cruel d'être dépossédée de ses droits, de ne pas pouvoir s'entendre ou être diffusée… J'espère que cela changera un jour. Il y a tellement de jeunes filles à la voix formidable qui mériteraient d'être connues et d'avoir une carrière en Iran.

Vous vivez à New York et êtes donc directement concernée par l'élection de Donald Trump. Avez-vous participé à la Women's March qui a eu lieu le 21 janvier dernier ?

Je n'étais malheureusement pas à New York à ce moment-là mais j'ai tout de même suivi l'événement. J'ai toujours essayé de transformer mes angoisses en armes pour combattre, pourtant, je pense qu'il y a de quoi avoir peur avec l'élection de Donald Trump. Cette manifestation a montré qu'un peuple pouvait s'unir pour défendre des convictions et rappeler au monde la force et l'importance des femmes. Je n'avais pas vu ça depuis longtemps... 

Ensen, le nouvel album d'Emel Mathlouthi, dans les bacs le 24 février 2017