Aude Picault : "Nous avons eu un Président normal, je fais des BD normales"

Auteure de BD, Aude Picault tire le portrait de la génération Y avec humour et légèreté. La désinvolture de ses personnages cache en réalité les maux de sa génération. Entre fiction et réalité, cette talentueuse dessinatrice nous bouscule et nous fait rire. Entretien.

Aude Picault : "Nous avons eu un Président normal, je fais des BD normales"
© Rita SCAGLIA

D'un trait fin et aiguisé, Aude Picault racontre sans fioritures les affres de sa génération. Graphiste de formation, cette trentenaire a choisi le dessin et la BD pour s'exprimer et faire passer des propos durs à travers l'humour et la dérision. Une femme à suivre. 

Parlez-nous de votre parcours de dessinatrice.
Je dessine depuis toujours. Petite, ma famille m'a encouragée à prendre des cours, je faisais mes propres livres… C'était très spontané. J'ai fait une école d'arts appliqués option graphisme en pensant devenir graphiste mais je me suis finalement concentrée sur le dessin et la BD, en passant par l'auto-édition et le blog puisque c'était très à la mode au début années 2000.

Venez-vous d'un milieu artistique ?
Etant donné que je suis issue d'une école d'arts appliqués, tout mon réseau amical et professionnel est constitué d'artistes. Ma mère était plutôt une peintre du dimanche donc il y avait pas mal de livres d'art à la maison que j'ai eu l'occasion de feuilleter.

Ce style simple, c'est pour faire ressortir davantage vos propos ?
Ce n'est pas quelque chose de réfléchi ou de prémédité. C'est un trait qui se construit avec le temps. Je suis économe, introvertie et minimaliste donc le dessin s'en ressent. J'essaie d'être la plus efficace possible, j'enlève tout ce qui est de trop.

Vos influences ?
Les auteurs de BD qui m'ont marqué sont forcément les plus classiques. Je citerai André Franquin, Wasterlain, pour son dessin dans Jeannette Pointu. J'aime beaucoup l'esprit et l'humour du dessinateur argentin Quino, mais aussi Bill Watterson avec Calvin & Hobbes, Les Peanuts de Charles Schulz…

Qui sont ces personnes que vous dessinez ?
Des gens normaux. Nous avons eu un Président normal, je fais des BD normales… Je me suis inspirée de ceux qui m'entourent, de mes lectures, de ce que j'entends, de ce que je vois et des idées que j'ai. C'est un mélange de concret et de théorie.

Est-ce une BD féministe ?
Oui, absolument.

Comment créer un personnage ?
Tout dépend du projet. Les premiers livres que j'ai fait hors travail de commande étaient plutôt dans une forme d'autofiction donc je mettais en scène un personnage censé être moi, inspiré de mon expérience. Pour Ideal Standard et L'Air de Rien, il s'agit de pure fiction. Le personnage de Claire s'est construit en fonction de ce que j'avais envie de raconter. Le dessin vient ensuite incarner les choses d'une certaine manière, que je contrôle plus ou moins car nous sommes parfois assez limités dans la façon de dessiner, c'est un ensemble. J'ai plutôt tendance à dessiner des femmes rondes par plaisir. Le personnage se construit par rapport au scénario et aux nécessités du scénario puis j'apprivoise rapidement le dessin du personnage.

Suivez-vous un protocole particulier ?
Chaque projet a sa propre logique. Pour Ideal Standard, j'ai commencé par prendre des notes sur des carnets –j'en ai rempli 9 ou 10 consacrés uniquement à ce sujet– je dessinais tout ce qui pouvait nourrir mon inspiration et puis j'ai lu de nombreux bouquins féministes, entre autres et sociologiques. J'ai essayé d'extraire les thèmes les plus pertinents. J'ai finalement tressé ces deux choses : des propos théoriques très réfléchis et intellectuels avec des scènes très concrètes qui avaient pu me choquer, qui sont drôles et surtout réalistes. La plupart des dialogues d'Ideal Standard sont réels. C'est très important que les personnages et ce qui leur arrive soient crédibles pour que l'histoire soit touchante et que le personnage suscite l'empathie.

Aude Picault © Mathieu de Pasquale

Qu'est ce qui selon vous séduit dans votre trait ?
Parfois, j'ai eu des retours comme quoi mes dessins étaient jolis. Je me suis vraiment appliquée à donner de la fluidité pour rendre la lecture facile alors que je raconte des choses dures. C'est cet équilibre qui m'intéresse particulièrement, entre un aspect fluide très accessible et un propos cru.

Dessiner c'est dénoncer ?
Bien sûr. Le dessin est un moyen d'expression très direct. Il peut être appréhendé hyper vite, fait réfléchir et provoque des émotions de manière très efficace donc oui cela fait partie de l'intérêt du dessin.

Pourquoi avoir délaissé un temps, vos personnages au profit des paysages dans Transat et Parenthèse Patagone ?
C'est une histoire de dessin. J'oscille entre l'envie de raconter et le besoin de contempler. Dans Transat, les 12 paysages marins au centre du livre représentent mon trajet en bateau qui a duré 12 jours. Le principe était de mettre en scène une forme d'étouffement, de lassitude, presque de dépression pour que les paysages marins soient une vraie respiration. Il fallait mettre de côté le personnage pour que le lecteur prenne sa place et voit à travers ses yeux. C'est un travail de narration : mettre de côté l'histoire pour ensuite y revenir. Quant à Parenthèse Patagone, il s'agit vraiment d'un carnet de voyage très simple, sans autre ambition que de décrire le lieu au moment où l'on y est.

Qu'est-ce qui vous agace le plus ?
Je suis très facilement contrariée par le matériel, la gestion du quotidien, le rangement par exemple. Je fais de progrès mais j'ai un peu trop tendance à vouloir rester dans mes pensées, dans une forme de méditation, de quelque chose d'assez désincarné et donc loin de ce qui est concret.

Quels sont vos projets ?
J'ai plusieurs pistes. J'ai beaucoup produit récemment donc je me pose un peu. L'année dernière j'ai sorti deux bouquins, ensuite j'ai enchaîné avec des projets de commande pour gagner un peu d'argent. La production d'Ideal Standard a été très longue et je n'ai pas été assez rémunérée donc j'ai dû compenser avec des boulots de commande. Maintenant j'ai besoin de réflexion, sinon je me répète, le dessin se rigidifie… C'est un moment de réflexion et d'expérimentation.