Gabriel Matzneff, l’énergumène

Gabriel Matzneff est entier, sans concession, sans phare, tel qu’il a toujours été, dans ce recueil de chroniques sur la télévision publiées entre 1963 et 1965.

En ce temps-là, sous le règne du Général de Gaulle, existait un journal, devenu mythique, un quotidien qui portait bien son nom, Combat, dirigé par Philippe Tesson. Balbutiait alors une étrange lucarne, un objet magique, la télévision, étroitement contrôlée par l’État, et qui ne diffusait qu’une seule chaine, en noir et blanc, à un public encore restreint. On était loin, très loin, de la grand’messe du 20 heures. À l’heure d’Internet, de YouTube, des réseaux sociaux, de la TNT, c’était un temps que les moins de vingt ans n’ont pas connu. Gabriel Matzneff, qui tient déjà une chronique hebdomadaire depuis 1962, se voit confier l’année suivante, par Henry Chapier, une seconde chronique, quotidienne, consacrée au petit écran. Évidemment, Matzneff n’a pas de téléviseur chez lui. Qu’importe, il s’invite chez ses amis et profite de cette tribune pour donner libre cours à ses instincts les plus libertaires. Il n’a pas encore publié de livres. Il n’est pas encore connu pour son journal intime (douze volumes parus) où il ne fait aucun mystère sur son goût pour les jeunes filles en fleur. Il n’est pas encore adulé par les uns, conspué par les autres, notamment ceux qui n’ont pas lu ses livres. Mais c’est déjà un dandy, un hédoniste, un libertin au sens le plus noble du terme. Et qui connaît Matzneff, le retrouvera entier, sans concession, sans phare, tel qu’il a toujours été, dans ce recueil de chroniques publiées entre 1963 et 1965. Nous sommes à la veille de la première élection présidentielle au suffrage universel. Matzneff, qui fréquente et soutient François Mitterrand s’en donne à cœur joie : il accuse le pouvoir de propagande, stigmatise les idoles des jeunes (Claude François est qualifié de “fœtus macrocéphale”), il traque l’inculture, la vulgarité, la suffisance. Mais pas seulement : il fait preuve une rare clairvoyance en dénonçant les dérives à venir et les effets prévisibles de l’omniprésence à venir de ce nouveau média : “Je me demande si en nous apportant le monde à domicile, la télévision n’est pas en train de tuer – surtout chez les plus jeunes d’entre nous – le sens du merveilleux et le sens de l’aventure.” Le résultat est drôle, délicieusement décalé, admirablement bien écrit. Il y a là tout le talent de l’écrivain en devenir, du grand écrivain – j’entends d’ici les commentaires, j’assume. Post-scriptum – Un peu d’histoire pour lever toute ambiguïté sur un terme aujourd’hui dévoyé : le mot “libertin” est dérivé du latin libertinus qui désigne l’esclave affranchi. Il recouvre au xviie siècle deux acceptions : celui qui est prêt à tout pour défendre sa liberté de penser, notamment contre la pensée dominante (le “politiquement correct”) et plus particulièrement la religion, omniprésente, et par extension, celui qui applique cette liberté aux actes de la vie quotidienne. Libertin ne veut pas dire licencieux. Quoiqu’au xviiie siècle, le libertinage associe impiété et liberté des mœurs, tout en devenant le ferment de la création littéraire : le libertin se fait séducteur débauché… Dès le xvie siècle, on voit apparaître des auteurs qualifiés de libertins, mais plus pour leur liberté d’esprit que pour leur œuvre. Il suffisait de mettre en doute l’histoire officielle pour être taxé de libertinage. Parallèlement à la philosophie des Lumières se développe une littérature libertine avec des auteurs comme Pierre Choderlos de Laclos, Crébillon fils, le marquis d’Argens, André-Robert Andréa de Nerciat ou Restif de la Bretonne, accompagnés de nombreux imitateurs qui naviguent sur ce mouvement affranchi de toute censure morale allant jusqu’à une littérature érotique parfois de mauvais goût. L’apogée, et donc le déclin, sera l’œuvre de Sade. Les libertins d’aujourd’hui, échangistes ou partouzeurs, voyeurs ou multirécidivistes de l’amour, se référent en fait à cette littérature plus qu’à un mode de pensée. LA SÉQUENCE DE L’ÉNERGUMÈNE, Gabriel Matzneff, éditions Léo Scheer, 340 p., 21 €.