Pascal Garnier, roman posthume

Cela commence comme un banal déménagement. Brice, illustrateur de livre pour la jeunesse, qui ne s’éloigne jamais de sa bouteille, quitte Lyon pour s’installer à la campagne.

Il est seul pour gérer cette "catastrophe naturelle" : son épouse Emma, journaliste, est en reportage en Égypte. Sans nouvelle d’elle, dans l’attente angoissée d’un appel, il déprime dans la grande maison isolée, laissant couler les heures. Il éventre de temps en temps un carton, mesure tout et n’importe quoi et s’enlise peu à peu en exilé volontaire dans une routine destructrice, en SDF dans sa propre maison. Suite à une foulure, il rencontre Blanche dans la pharmacie du village, femme étrange, sans âge, esseulée comme lui. Ils conjugueront leur solitude au quotidien, jusqu’au dénouement. Cela commence comme un roman d’atmosphère et s’achève comme un roman noir, avec une économie de mots, du style, de l’humour et de l’élégance même dans les moments les plus dramatiques, une narration faussement détachée, un cynisme de bon aloi et un sens cruel de l’observation. C’est cela aussi la littérature : l’art de sublimer avec des mots simples des moments banals de la vie quotidienne.

"Les Déménageurs bretons se présentèrent avec à peine cinq minutes de retard mais ça lui parut une éternité tandis qu'il les attendait, accoudé à la fenêtre, en grillant cigarette sur cigarette. C'était un énorme camion blanc, une sorte de véhicule frigorifique. Bien évidemment, une BMW, ignorant les panneaux de la mairie qui réservait l'emplacement de telle heure à telle heure, avait été garée au mépris de toutes convenances en bas de chez lui. Les quatre Bretons (dont un seul l'était réellement, Brice l'apprit plus tard), ne mirent pas plus de cinq minutes pour déplacer la berline avec autant d'aisance que s'il s'agissait d'un vélo. Ignorant avec superbe le concert de klaxons dans leur dos, ils prirent tout leur temps pour s'installer là où on leur avait dit de le faire, montrant avec leur force herculéenne le plus profond dédain pour le reste de l'humanité. C'était un commando invincible, aux rouages parfaitement huilés, une troupe de mercenaires à qui Brice venait de confier sa vie. Il en était à la fois terrorisé et rassuré. Par prudence il ouvrit sa porte, de peur qu'en frappant dessus ils ne la dégondent."

À n’en point douter, Pascal Garnier était le fils naturel de Georges Simenon, André Hardellet, Emmanuel Bove ou encore Claude Chabrol, figures emblématiques, qu’il a rejoint en mars 2010. "Cartons" est un roman inédit et posthume.

J’ai découvert Pascal Garnier en 2009. Il venait de publier Lune captive dans un œil mort que j’avais d’abord négligemment feuilleté, puis, attiré par je ne sais quoi, lu d’une traite toutes affaires cessantes malgré quelques urgences qui trainaient par là. J’ai tout de suite accroché, le style, dépouillé, net, tranchant, précis, pas un mot de trop, la narration, non sans humour, qui se concentre sur les personnages, sans fioriture ni digressions, des personnages de tous les jours, à l’existence morne ou insipide ; la vraie vie, celle que l’on croise au café, à la supérette du coin et dans les pages faits divers des journaux. J’ai aimé sa façon d’aller au-delà des apparences en quelques répliques bien senties. Cette capacité à décrire le Mal l’air de ne pas y toucher, avec infiniment de tendresse pour ces cassés de la vie et suffisamment de cruauté pour bien montrer que la vraie vie est là. Ce pourrait être n’importe qui, n’importe où, vous, moi, qu’importe, des individus ordinaires, confrontés à une existence qui l’est tout autant, jusqu’au jour où…

J’aime les écrivains qui font corps avec l’œuvre, ceux dont il est évident que l’écriture est plus qu’un loisir ou une posture, mais une seconde peau, un prolongement d’eux-mêmes, une nécessité, un tout. Et moi qui suis fasciné par les faits-divers, qui suis entré en littérature par Flaubert, certes, mais surtout par Simenon, j’ai trouvé un maître, capable de mettre en scène la banalité du crime qui n’est autre que le monde qui nous entoure, non pas à des milliers de kilomètres, mais là, ici, dans l’immeuble ou la rue derrière, à deux pas. Il faut sacrement connaître la vie pour parvenir à en décrire les détours les plus sombres, et avec si peu de mots. Mais n’est-ce pas la marque de fabrique des grands écrivains, accéder à ce que le commun des mortels ne voit pas ?

Écrivant ces lignes, évoquant Garnier, je pense à Cendrars : "Je ne trempe pas ma plume dans un encrier, mais dans la vie. Écrire, ce n’est pas vivre. C’est peut-être se survivre. Mais rien n’est garanti." Il y a quelque chose de profondément égoïsme dans la tristesse que l’on éprouve à la disparition d’un écrivain dont on aime l’écriture, le style, le regard qu’il porte sur le monde : la frustration de se dire qu’il n’écrira plus, que la source est définitivement tarie, qu’on n’aura d’autre choix que de le relire. C’est tout. C’est mieux que rien. C’est peu.

"Cartons", Pascal Garnier, Zulma, 190 pages, 17 €, en librairie le 2 février 2012.