Emmanuel Carrère et la vie rêvée de l’aventurier

C’est le portrait d’un bad boy, Edouard Limonov, qui devint une attraction au mitan des années 1980 germanopratines.

Toute une époque Il trainait le jour avec Jean-Edern Hallier, Marc-Édouard Nabe ou Philippe Muray, des polémistes redoutables et redoutés, avant de finir ses nuits au Palace, il publiait des livres sulfureux aux titres provocateurs (Journal d'un raté ou Le Poète russe préfère les grands nègres, par exemple) qui faisaient évidemment scandale et s’habillait d’une veste d’officier de l’Armée rouge, histoire de ne pas passer inaperçu. Le mur de Berlin symbolisait encore la Guerre froide. C’était la grande époque d’Apostrophe, rendez-vous incontournable, et des nuits blanches de Thierry Ardisson. La littérature tenait alors le haut du pavé et suscitait débats, polémiques et controverse. D’aucun voyaient en Limonov le Jack London soviétique, lui-même se présentait comme « le Johnny Rotten de la littérature ». D’ailleurs « Limonov » est un pseudonyme : tiré du mot russe limon, qui signifie « citron » et, par dérivation métaphorique, « grenade ». Tout un programme. Un véritable personnage de fiction Dans Limonov, Emmanuel Carrère dresse le portrait d’un homme, véritable personnage de fiction, qui fut « voyou en Ukraine ; idole de l’underground soviétique sous Brejnev ; clochard, puis valet d’un milliardaire à Manhattan ; écrivain branché à Paris ; soldat perdu dans les guerres des Balkans » avant de revenir en Russie fonder le Parti national-bolchevique, et devenir le « vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados », des rebelles plus ou moins punk. Lorsque Poutine arrive au pouvoir, en 2011, Limonov est arrêté, accusé de trafic d'armes et de tentative de coup d'État au Kazakhstan. Il fera deux ans de prison et en sortira plus anti antipoutinien que jamais. Mieux encore, son image de fasciste illuminé s’estompe derrière celle de héros et martyr du combat pour la démocratie. Il s'est allié depuis avec l'ex-champion d'échecs Kasparov au sein d'un mouvement, L'Autre Russie, et envisage de se présenter en 2012 aux présidentielles contre Poutine. Et ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Pour la partie immergée, il convient lire Carrère. Ce n’est pas un roman à proprement parler – ou peut-être un roman « vrai » comme l’auteur sait si bien les construire, avec son style si particulier ; on se souvient de L’Adversaire, sur l’affaire Roman, cet homme qui fit croire à sa famille et à son entourage qu’il était médecin, ce qu’il n’était pas, et tua ses parents, sa femme et ses enfants avant de tenter de se donner la mort –, ni un récit, c’est très personnel, à la limite du témoignage, de la biographie et de l’autobiographie, tout en étant tout cela en même temps. Une prouesse qui va au-delà encore puisque l’auteur aborde également l’histoire de cet immense pays depuis la mort de Staline jusqu’à la chute du Communisme, la nouvelle Russie et ses nouveaux riches, tout en s’intégrant très naturellement dans la narration. Il se compare, s’identifie parfois, s’interroge, lui qui aurait aimé être un aventurier alors que Limonov rêvait d’être un écrivain reconnu. Car finalement, les rôles se son inversés, l’un a fait de sa vie un roman là où l’autre se sert du roman pour exorciser ses échecs, pour recréer virtuellement sa vie rêvée. Tout le talent de l’auteur est là,  derrière ce prétexte : se raconter à travers un autre. Et pas n’importe lequel. Certes, l’on savait déjà que tout biographe parle inconsciemment de lui au-delà de son sujet. Mais Carrère fait l’inverse tout en laissant croire le contraire. Et deux livres pour le prix d’un, la vie romanesque de Limonov confrontée à la vie rêvée de Carrère. Et de fait, Carrère coupe l’herbe sous le pied de Cioran qui affirmait : « Malheur au livre qu'on peut lire sans s'interroger tout le temps sur l'auteur ! » Du grand art, assurément. Post-scriptum – Nous étions nombreux à penser (espérer) que l’auteur obtienne enfin un Goncourt largement mérité. Las, Limonov a disparu le 5 octobre de la deuxième liste. Didier Decoin, juré Goncourt s’en est expliqué : « On n’a pas évincé Emmanuel Carrère, on a évincé le personnage dont Carrère parle dans son livre. Carrère, qu’on considère comme un immense écrivain, a été victime de Limonov. On s’est dit : que diable est-il allé faire dans cette galère ? Quel intérêt de nous parler de cette sale bête de Limonov ? Je sais qu’on pourrait nous dire qu’à partir de là, on n’écrit pas sur Hitler. Mais bon, voilà, j’ai réagi comme ça lors du vote. À la fin du scrutin, on s’est tous dit : merde, on a sorti Carrère. On était désolés, mais notre règlement fait qu’on ne peut pas revenir sur un vote. » Il obtiendra finalement le Prix Renaudot. À ce sujet, a-t-on remarqué qu’en cette année 2011, les prix littéraires ont surtout récompensé des récits personnels ou biographiques souvent présentés comme relevant du genre du roman (Emmanuel Carrère, Delphine de Vigan, Simon Liberati, Mathieu Lindon, Morgan Sportes, Sylvain Tesson...) ? Serait-ce à dire que le roman est de moins en moins synonyme de fiction ? Qu’il a du plomb dans l’aile et donc du mouron à se faire ? LIMONOV, Emmanuel Carrère, P.O.L., 489 pages, 19 €