"Fukushima Mon Amour" : rencontre avec la réalisatrice Doris Dörrie

INTERVIEW - La réalisatrice allemande Doris Dörrie nous parle de son nouveau film, "Fukushima mon amour". Une oeuvre sensible qui incite à la réflexion, nous transporte dans un Japon ravagé par le tsunami, mais en pleine reconstruction, sur une terre irradiée où deux femmes se rencontrent...

"Fukushima Mon Amour" : rencontre avec la réalisatrice Doris Dörrie
© GUILLAUME COLLET/SIPA

Fukushima mon amour fait partie de ces films qui laissent leur trace dans notre esprit. Peut-être parce qu'il évoque l'immense catastrophe nucléaire dont chacun de nous se rappelle, en 2011. Peut-être aussi parce qu'il s'attache à des thèmes et des sentiments qui nous touchent tous : la tolérance, la solitude, la découverte, la perte, les regrets, la renaissance, parmi tant d'autres. Une oeuvre empreinte de délicatesse dans laquelle la réalisatrice Doris Dörrie dépeint un pays délaissé qui tente de renaître de ses cendres, à travers deux figures féminines clés qui crèvent l'écran. Marie, la jeune allemande incarnée par Rosalie Thomass — que nous avons rencontrée également —, débarque au Japon pour refaire sa vie. A Fukushima, elle rencontre Satomi (Kaori Momoi), une geisha voulant retrouver son existence d'avant la catastrophe. De là naîtra une amitié aussi forte qu'inattendue. Une histoire originale et émouvante dont nous parle Doris Dörrie.  

Le Journal des Femmes : D'où vous vient cet intérêt pour le Japon ? Qu'aimez-vous dans ce pays ?
Doris Dörrie :
Je suis allée au Japon pour la première fois en 1985 pour mon premier film, j'étais jeune et je suis tombée amoureuse de ce pays. J'ai été fascinée par cette contradiction que je ressentais, entre le sentiment de me sentir totalement chez moi et celui d'être une étrangère. Il y a beaucoup de ressemblances entre le Japon et l'Allemagne : l'Histoire, la seconde Guerre Mondiale et la destruction, la richesse économique, les années 60, la répression aujourd'hui… Même les gens se ressemblent. En même temps, il y a beaucoup de différences. C'est ce paradoxe que j'aime toujours. Je suis revenue 28 fois au Japon et j'y ai tourné 3 films.

Le pays est-il le même que celui que vous avez connu il y a plus de vingt ans ?
Il y a toujours des endroits au Japon qui n'ont pas changé et des choses qui sont aujourd'hui encore très typiques du pays à mon sens. Je me suis promenée à Paris et je suis vraiment heureuse de constater qu'il y reste quelque chose d'authentique, de pas totalement mondialisé. Au Japon, il reste des petites routes, des villages, des campagnes, qui sont toujours intactes.

Quel est l'endroit que vous préférez ?
J'aime beaucoup la campagne et la nature, mais aussi Tokyo, qu" je considère presque comme ma ville natale. J'y ai beaucoup d'amis. Il n'y a qu'une île où je ne suis jamais allée, c'est Hokkaido au Nord. 

© Mathias Bothor / Majestic

Qu'a changé la catastrophe de Fukushima selon vous ?

En Allemagne, beaucoup de gens se sont imaginé que le pays tout entier avait été détruit par la catastrophe alors qu'il ne s'agit que d'une toute petite partie. Mais cette zone a été frappée très violemment, d'une façon terrible. Nous devons en tirer la conclusion que nous ne pouvons contrôler la radioactivité. On ne sait toujours pas si la végétation va pouvoir repousser, on ne sait toujours pas ce que l'on peut manger ou non... Et nous avons tourné le film très près de la centrale nucléaire. De mon expérience personnelle, je me rappelle très bien de la catastrophe de Tchernobyl en 1986. Aujourd'hui encore, c'est une zone encore très contaminée où on ne peut pas manger de champignons, ou de viande de gibier... Les gens ne le savent pas, n'en parlent pas, mais c'est quelque chose qui ne s'en va jamais.

Quelque chose a changé dans l'esprit des gens là-bas ?
Il y a une différence radicale entre ceux qui vivent à Fukushima et les autres. Les premiers, rescapés, sont catégoriquement contre le nucléaire et se sentent oubliés, mis de côté. A Tokyo, qui est seulement à quatre heures de Fukushima, plus personne ne parle de la catastrophe. Pourtant, lorsque l'on montre le film dans les grandes villes, les gens pleurent et sont incroyablement touchés. Car ils gardent quand même un souvenir très fort de ce qu'il s'est passé.

Pourquoi avoir choisi de tourner ce film en noir et blanc ?
Tout d'abord, c'était pour moi une façon de rendre hommage à Hiroshima mon amour d'Alain Resnais. Ce film est sorti quand j'étais adolescente, je l'ai vu de nombreuses fois. C'était la première fois que je voyais le Japon et cela a beaucoup influencé ma vision du pays mais également du nucléaire. C'était également un hommage aux grands réalisateurs de l'histoire du Japon, Mizoguchi, Ozu... Enfin, je voulais rendre mon film plus expressif, car dans la zone contaminée les couleurs qu'il reste sont ternes, troubles.

Vous rappelez-vous du moment où vous avez appris ce qu'il se passait à Fukushima ?
J'étais devant la télévision, en Allemagne. Juste après, il y a eu de nombreuses cérémonies partout à Munich où je suis allée. J'ai parlé à mes amis au Japon... C'était un énorme choc.

Au début et à la fin du film, on peut voir cet homme avec une tête de chat ?
J'aime beaucoup les chats ! Au Japon, les gens sont obsédés par cet animal. Alors qu'en fait il n'y en a pas énormément dans le pays. L'histoire de cet homme avec une énorme tête de chat est intéressante. Il n'était pas dans le scénario, je l'ai croisé pendant le tournage. C'est un businessman le jour et le soir il revêt son masque. Il se promène simplement dans la ville, sans attendre de l'argent ou quoi que ce soit, juste pour amuser les gens.

© Hanno Lentz / Majestic

Pourquoi avoir choisi Rosalie Thomass pour jouer le rôle de Marie ?
Il y a une dizaine d'années j'avais vu Rosalie jouer dans un téléfilm. Elle avait seulement 17 ans et était fantastique. Je me rappelais d'elle, j'ai continué de regarder ce qu'elle faisait et j'aimais ce que je voyais. Quand j'ai écrit Fukushima mon amour, je l'ai écrit pour elle. Nous nous étions déjà rencontrées mais nous ne nous connaissions pas vraiment. Pendant le tournage, Rosalie a été incroyable. Kaori Momoi qui joue le rôle de Satomi est une superstar au Japon, c'était plus difficile avec elle. Je pense qu'elle n'a jamais tourné dans un film dirigé par une femme et c'était difficile pour elle de s'habituer au groupe.

C'est important pour vous de montrer des femmes dans vos films ?
Ce qui était intéressant surtout c'était de créer ce rôle de maître, de guide, qui est une femme. Je n'avais encore jamais vu de film d'apprentissage avec un tel rôle féminin, ce que j'ai trouvé choquant d'ailleurs.

Que saviez-vous des geishas ?
J'ai beaucoup lu et passé trois mois à Kyoto, la capitale des geishas. Le monde des geishas est quelque chose de très peu accessible pour ceux qui ne le connaissent pas, sauf si l'on essaie d'en faire une approche différente. Avec Kaori Momoi, nous avons mis un point d'honneur à représenter fidèlement la figure de la geisha. L'histoire de Fukushima mon amour est basée sur la vie d'une geisha qui existe vraiment, qu'on appelait "La dernière geisha de Kamaishi", qui a vécu la catastrophe de Fukushima alors qu'elle avait 86 ans et a été sauvée par quelqu'un la portant sur son dos. Elle a ensuite donné une interview au New York Times en disant qu'elle regrettait qu'il n'y ait plus de geishas et que plus personne n'allait apprendre ses chansons. Il y en avait une, The Fisherman song, qu'elle craignait de voir mourir avec elle. Trois jeunes geishas à Tokyo ont entendu parler d'elle, elles sont allées la rencontrer et ont appris la chanson. J'ai lu cette histoire et ai rencontré ces jeunes filles qui figurent dans mon film. 

Fukushima mon amour parle du foyer, du fait d'être " à la maison ". En quoi cet attachement à un lieu est important pour vous ?
J'ai toujours été une nomade, j'ai toujours voulu voyager, être sur les routes... En même temps, la raison pour laquelle j'aime autant voyager est peut-être le fait d'avoir un endroit où revenir. Ça doit être un sens très fort du "chez-soi".

"La douleur unit les gens et leur permet de communiquer plus facilement et de façon plus profonde que la joie."

Une fois encore la perte est au cœur de votre intrigue...
J'ai toujours été terrifiée par l'idée de perdre quelqu'un. Bien sûr, les gens qu'on aime finissent par mourir. J'ai perdu mon mari alors que je n'avais que 40 ans, alors que ma fille était très jeune. Dans ce film, j'ai voulu démontrer que nous souffrons tous de la même émotion qui est celle de la perte : nous avons tous déjà perdu quelqu'un et nous pouvons communiquer sur ce sentiment, peu importe d'où nous venons. La douleur unit les gens et leur permet de communiquer plus facilement et de façon plus profonde que la joie. A la fin nous perdons tout puisque nous perdons la vie... Mais être conscients de cette perte imminente nous fait aussi d'autant plus aimer l'existence et le fait d'être ensemble.

Vous croyez aux fantômes ?
Je n'y crois pas car je suis Européenne. Mais au Japon tout le monde y croit, les fantômes sont réels pour eux. Moi, bien sûr, je vis avec des fantômes, ce sont des images dans ma tête, des souvenirs, des personnes qui me manquent... Au final ce n'est qu'une façon de dire les choses, une métaphore : nous vivons tous avec des fantômes.

La rédemption serait-elle le thème de ce nouveau film ?
C'est un terme très chrétien qui n'existe pas dans la culture asiatique. Le plus important c'est ce que Satomi apprend à Marie : le passé est révolu, le futur est incertain, il faut donc apprécier le temps présent. Il faut apprendre à laisser sa culpabilité, ses erreurs dans le passé car on ne peut plus rien y faire. La seule chose que l'on peut changer c'est le présent, il faut donc savoir en profiter et plus être victime de ses vieux démons.

Votre film s'engage contre le nucléaire. C'est un combat personnel également ?
En Allemagne, nous sommes le seul pays qui a décidé d'en finir avec l'énergie nucléaire après la catastrophe de Fukushima. Ce fut une décision très surprenante et courageuse d'Angela Merkel. Je pense que cela vaut vraiment la peine d'essayer. De nouvelles technologies se sont développées comme les éoliennes, l'énergie solaire... C'est un excellent projet. Je sais maintenant ce que cela fait d'être dans une zone contaminée et ne pas pouvoir y remédier à ce problème. Nous ne pouvons lutter contre la radioactivité, il est donc meilleur de s'en éloigner.  

© Bodega Films

Fukushima mon amour de Doris Dörrie, sortie en salles le 15 février 2017.