Raymond Depardon nous emmène dans sa caravane

Raymond Depardon a sillonné la France "normale", banale, des départementales, à l'écart des grandes villes et des paysages spectaculaires, invitant les passants à poursuivre leur conversation dans sa caravane, pour son film "Les Habitants". A voir absolument.

Raymond Depardon nous emmène dans sa caravane
© Wild Bunch

De Bayonne à Saint-Nazaire, de Nîmes à Charleville Mézières, en passant par la banlieue parisienne, le photographe, réalisateur et journaliste Raymond Depardon est parti à la rencontre des Français pour son film "Les Habitants", en salle le 27 avril.
Avec respect, humanité, sans parti pris, le cinéaste a ausculté ces lieux que la sphère politique et médiatique a désertés. Il a écouté des duos de badauds se livrer sans restriction mais avec crudité, sur l'amour, la séparation, les études, les familles recomposées, le boulot, le chômage... Echange avec un grand monsieur dont les images confinent à une sociologie.

Raymond Depardon  © Sipa

Monsieur Depardon, sillonner les villes de province avec une caravane et inviter les Français à y converser en toute liberté : quelle a été la genèse de ce projet ?
L'idée est née quand j'ai fait La France (expo photo, ndlr) pour la BNF de 2004 à 2010. J'avais le temps de bien réfléchir à comment filmer les Français, je visitais beaucoup de préfectures, de sous-préfectures... J'ai très vite écarté l'idée de poser des questions sous la forme d'une interview, je me suis dit que ça ne fonctionnerait pas, que ces gens seraient impressionnés par la caméra car ils n'ont pas l'habitude d'être sollicités.

Comment avez-vous convaincu ces personnes de poursuivre leurs discussions devant une caméra ?
Je n'ai pas posé de questions. On a pris du temps à démarcher dans ce genre d'endroits où jamais personne ne va et pourtant ce ne sont pas des petites villes. J'avais une assistante qui allait les voir au début et ensuite on me les présentait. On a fait comme souvent on peut faire, on a essayé de procéder par ordre. On est dans un espace public, on dit "bonjour, on est en train de faire un documentaire, est-ce que ça vous intéresse, accepteriez-vous d'être filmé dans votre conversation avec votre partenaire ?". Les gens disaient oui ou non en fonction de leur disponibilité.

Dans quelle mesure êtes-vous intervenu pour qu'un échange anodin se transforme en dialogue de cinéma ? Pour les faire passer d'individus lambda à acteurs médiatisés ?
Les gens de la rues sont spontanés, ils n'ont pas leur langue dans la poche, mais ils sont timides et impressionnables. Cela fait 50 ans que c'est mon métier d'improviser des rencontres, de mettre les gens à l'aise. J'ai une certaine expérience, ce n'est pas un hasard. Tout mon travail repose sur ce naturel "capté", c'est ma marque de fabrique. 

Quelle a été votre première réaction face à cette parole libre ?
Au départ, c'était 99% de choses sans intérêt. Il fallait tourner beaucoup pour peu de matière. Au fur et à mesure, comme il n'y avait aucune question, les gens abordaient les choses avec force parce qu'ils se sentaient concernés. D'un seul coup, les paroles de la conversation devenait intéressantes, dans le couple, dans le binôme. Il y a des gens qui écoutent mieux que d'autres. On a eu de la chance, d'où ces évidences qui surgissent dans le film.

Et votre souhait de restitution lors du montage ? Avez-vous suivi un schéma narratif, choisi des "personnages", des voix, des ambiances ?
Nous n'avons pas respecté la chronologie du voyage. Il n'y a pas de logique, de géographie, mais une espèce de magie qui s'opère au sein de ce long et fatiguant travail de montage. Il y a des gens d'une puissance flagrante et d'autres dont on fait le deuil parce qu'on peut s'en passer. Finalement, les 26 séquences qui sont dans le film sont autant de petites nouvelles qui racontent une histoire.

Dans leur expression, leur colère, leur amour, leur analyse, les femmes que l'on découvre semblent s'être confiées de manière extrêmement sincère...
Au départ, le thème était "écouter la façon de parler des Français". Mais très vite, les femmes – que l'on ne voit pas assez – se sont imposées. Elles sont venues avec des vérités que l'on n'entendait pas, notamment sur leurs relations avec leur conjoint, les hommes en général, les sentiments, l'éducation, l'argent...

Pensez-vous avoir adopté une posture féministe en réalisant ce documentaire ?
Disons que les femmes se sont délibérément montrées. Elles ont fonctionné cinématographiquement, elles avaient des choses à dire, envie de parler. Elles m'ont surpris, épaté par leur énergie, leur courage, leur autonomie, leur volonté d'agir, "d'élever" leurs enfants.

S'il fallait retenir une phrase, une attitude, une tranche de vie, de toute cette aventure ?
Toutes les personnes ont témoigné d'une réalité française qui n'est pas forcément celle que l'on attendait. Ce qui est étonnant, c'est qu'on a eu dans des lieux publics des conversations très intimes, mais qui regardent l'universel. A chaque fois, on en revient à la société, à l'organisation de la cité, au vivre ensemble. Ce n'est pas uniquement du privé. Cela nous concerne tous. Le problème, la question, c'est de savoir écouter. Il y a des personnes qui m'ont marqué, certaines sont pathétiques, d'autres fascinantes. Cette femme qui travaille dans un bar de nuit est incroyable... de désespoir. Mais elle a le courage de l'assumer. D'autres couples sont drôles, hyper pêchus, comme les derniers qui vont se marier et semblent sortis d'une série télé. Ces Habitants étaient tous formidables.

Les Habitants, au cinéma le 27 avril 2016 © Wild Bunch