Adèle Haenel, géante dans Les Ogres

Dans Les Ogres de Léa Fehner en salles le 16 mars 2016, Adèle Haenel est Mona, une jeune femme enceinte clope dans une main, verre dans l'autre, amoureuse transie d'un écorché vif. Un rôle brut à l'image de l'actrice.

Adèle Haenel, géante dans Les Ogres
© Pyramide Distribution
Adèle Haenel et Marc Barbé dans Les Ogres de Léa Fehner en salles le 16 mars 2016 © Pyramide Distribution

Ombrageuse, singulière, brusque, virile mais aussi mystérieuse, pertinente, incandescente... Autant d'adjectifs que l'on attribue à la comédienne de 27 ans "la plus convoitée du moment"... des qualificatifs qui font monter l'adrénaline à l'idée de la rencontrer. Il s'agit d'être à la hauteur. C'est justement dans les hauteurs du dernier étage du Théâtre de l'Atelier que nous la retrouvons. Adèle Haenel y montera sur les planches pour C'était Paris d'Harold Pinter et remarque que la vue du dernier rang n'est pas la meilleure. Regard fixe, comme prise dans ses pensées, elle semble se noter "pour elle-même" de ne pas oublier de s'adresser aux spectateurs concernés.

L'actrice a ce profond désir de don de soi lorsqu'il s'agit de porter la parole d'un réalisateur. Pour Les Ogres, Adèle Haenel nous explique avoir appris à se taire mais pas à "fermer sa gueule en permanence". Franche, sincère, frénétique et vivante, Adèle Haenel est belle et rebelle. 

Le JournalDesFemmes.com : Pouvez-vous nous raconter votre personnage ?
Adèle Haenel : J'incarne Mona, une jeune femme plutôt éprouvée par la vie mais qui a décidé de vivre dans la joie en rejoignant une troupe de théâtre itinérant. C'est un personnage à la fois excessif et drôle qui a une histoire d'amour avec Déloyal, un écorché vif. On découvre Mona à travers ce prisme de leur histoire d'amour et comment ils inventent leur vie bon gré mal gré.

Qu'est-ce qui l'attire chez cette homme "écorché vif" ?
Une connaissance commune d'une forme de souffrance et l'envie commune de l'envoyer chier. Ensemble, ils essaient d'être irrespectueux avec leur douleur pour vivre coûte que coûte. 

Il y a de l'irrespect par rapport aux valeurs imposées par la société. Est-ce cela qui vous a attirée ? 
Il y a quelque chose de l'ordre de la non résignation qui fait du bien. C'était hyper fort dès le scénario. Les Ogres c'est un dialogue dans ce sens-là, un film très actuel sur des alternatives de vie. Comment vivre dans une époque hyperanxiogène. Vivre avec l'angoisse sans se laisser atteindre ni éteindre par elle.

Le fait de vivre en groupe serait une solution ? 
Ce n'est pas aussi simple que ça, c'est difficile de vivre en groupe. D'ailleurs ce n'est pas une ode à la vie en communauté, ils n'arrêtent pas de s'engueuler au sein de la troupe. Mais on est obligé de vivre avec les autres. Le groupe est nécessaire et on doit l'accepter même si ça fait chier parce qu'on ne peut pas toujours aller au bout de ce qu'on veut soi. Il faut composer avec les autres. Et ça n'a pas de sens d'opposer individu et société parce que tout seul, on n'est pas vraiment soi-même. Ce qu'il faut pour arriver à bien vivre en groupe, c'est accepter l'altérité. L'altérité c'est un espèce de deuil qui veut dire "je ne suis pas le monde entier". 

Dans le jeu de comédiens, est-ce difficile de s'effacer pour laisser parler le groupe ?
C'est difficile, mais nécessaire. Sur ce film, j'ai appris  à me taire. Si vingt personnes parlent en même temps, ça ne donne rien. J'ai compris que je ne pouvais pas tout le temps dire ce qui me passe par la tête comme quand on est enfant. Souvent quand les gens posent une question et qu'on pense qu'elle est conne, c'est qu'on n'en n'a pas compris l'essence. On a eu un préjugé avant même de chercher à comprendre ce qui a amené la personne à dire ça. Vivre en communauté implique d'apprendre à se taire. Mais ça veut pas dire fermer sa gueule en permanence...

Comment gère-t-on les égos dans un groupe ? 
En général les personnes aux forts égos sont des moteurs. C'est grâce à leur dynamisme que les choses bougent et que les gens les suivent. Dans le film, François paie cher son égo auprès de la troupe. Mais en même temps si la troupe en est arrivée là, c'est grâce à lui. Le côté très égotique n'est pas complètement blâmable. 

Était-ce stressant de jouer face à de vrais passants ?
J'avais très peur, mais c'est le cœur même du film. Je n'allais pas m'arrêter à ça. La peur te tient loin de la frontière du risque. Il faut se jeter à l'eau parce qu'une fois que tu oses, tu as toujours envie d'y retourner, de recommencer. C'est hyper agréable de passer au-delà.

Le spectacle vivant est-il plus courageux que le cinéma ? 
Ce n'est pas comparable. Au théâtre, tu es en live sous le regard des gens qui peuvent trouver ça pathétique ou génial. Il n'y a pas de frontière. Quand on monte chaque soir sur les planches, on a terriblement le trac. C'est infernal, surtout quand on entend les gens rentrer. Mais l'angoisse est un moteur de fou pour arriver à l'essentiel. Il y a quelque chose de l'ordre de l'instinct de survie. Au cinéma, tu n'as pas le même rapport au trac. En général, tu connais l'équipe, tu noues des liens. C'est l'absence de peur qui est ton moteur, le monde autour n'est pas menaçant donc tu peux te mettre à poil d'une certaine façon. Il n'y a pas la même arrogance qu'au théâtre. 

Certains acteurs disent choisir un film pour l'histoire plutôt que pour le rôle ? Est-ce votre cas ? 
Un rôle, ça n'a pas vraiment de sens tout seul. Ça joue un rôle dans une pièce ou dans un film et donc en soi, ce n'est pas une unité. C'est comment il est mis en perspective par le regard qui lui permet d'exister. Je suis en train de lire Roland Barthes dans lequel il dit que "voir c'est organiser". Un cinéaste qui voit c'est quelqu'un qui organise. Quand je choisis un rôle, je ne me dis jamais "ça s'est dans ma ligne donc je le fais et ça non donc je le fais pas". Je m'en fous. Je trouve ça bizarre de toujours vouloir chercher une cohérence. La question c'est plutôt qu'est ce qui me fait vibrer ? Je sais qu'un film me plait quand il y  a cette espèce de vibration. Le cinéma intemporel, je m'en fous. Ce n'est pas un objet hors du temps qui dialoguerait dans le ciel des œuvres d'art. Le cinéma répond à un présent composé de pleins de trucs : des dynamiques sociales, psychologiques, des découvertes scientifiques, plein de choses. Les Ogres est un film extrêmement contemporain. Il y a quelque chose de politique sur le rapport de l'individu au groupe. Pour moi, ça fait écho au réel et au présent et en même temps c'est parce que ce sont des choses difficiles à nommer qu'on en fait des films. 

Trouvez-vous le cinéma français engagé ? 
Ce n'est pas à moi d'en juger. Je constate qu'il y a eu des films très intéressants qui sont sortis cette année. Des premiers films incroyables. Le cinéma français d'auteur a une vitalité de fou. Ni le ciel, ni la terre, Much Loved, Fatima : ce sont des films qui ont rencontré un public et j'ai le sentiment qu'il y a un regain d'intérêt. Il y a 10 ans, au moment de la sortie de La Naissance des Pieuvres, faire 100 000 entrées c'était un truc de fou.

Le public laisse peut-être aussi plus la porte ouverte à ce genre de films...
La plupart du temps, je fais partie du public. Moi, je demande ça, des histoires qui font réfléchir, qui jouent avec l'époque. C'est aussi au public de prendre ses responsabilités : si en tant que spectateur tu veux voir des produits issus d'un martelage médiatique tu remplis ton rôle d'unité monétaire. Je ne juge pas mais je crois qu'il y a une part de responsabilité individuelle. Aller voir des films d'auteurs c'est peut-être plus complexe mais au final quand tu sors, tu es trop content parce que tu constates que ce ne sont pas juste des gens qui se prennent la tête mais des personnes qui vivent. Il y a quelque chose de super vivant au delà de l'intellectualisme.

Affiche de Les Ogres en salles le 16 mars 2016 © Pyramide Distribution