Anne Fontaine, source d'espoir

Après "Perfect Mothers" et "Gemma Bovery", Anne Fontaine repasse derrière la caméra pour filmer des sœurs violées dans un couvent polonais pendant la Seconde Guerre mondiale avec "Les Innocentes", au cinéma le 10 février. Un sujet dur, poignant, parfaitement mis en lumière par cette cinéaste de l'ambiguïté. Rencontre éclairée.

Anne Fontaine, source d'espoir
© Sipa

Anne Fontaine s'attaque à l'Histoire. Après avoir posé sa caméra sur le trouble amoureux, la réalisatrice de Perfect Mothers et Nathalie... se penche sur un drame de 1945. Dans la Pologne en guerre, plusieurs sœurs violées ont dû gérer des grossesses indésirées malgré le tabou et la foi, grâce à l'aide d'une jeune médecin de la Croix-Rouge française. Dans une ambiance monastique, froide et sans fard, la cinéaste parvient à toucher le spectateur en plein cœur, entre espoir et désespoir. Interview d'une femme qui met l'humain au centre du grand écran.

Anne Fontaine © Sipa

Le film est tiré d'une histoire vraie... Comment avez-vous eu vent de cette affaire ?
Anne Fontaine : C'est un sujet bouleversant, dont j'ai entendu parler par mes deux producteurs, Eric et Nicolas Altmayer. J'ai tout de suite été happée par la force du sujet, j'ai senti qu'il y avait une aventure humaine incroyable entre ces femmes. Il est question de la confrontation de fois différentes : chrétienne, en l'individu, en la médecine, en une vocation… On touchait des sujets métaphysiques.

On s'éloigne des thématiques qui vous sont chères, comme le triangle amoureux, le "thriller intime" ou même la comédie…
C'est différent dans la forme, mais pas si on regarde de près. Les personnages féminins transgressent l'ordre établi.
 Mathilde Beaulieu désobéit à la hiérarchie, la sœur qui part du couvent au début n'applique pas la loi de l'obéissance. Il y a le rapport au corps, à la sexualité, l'ambiguïté. Pour faire un film, je dois me sentir liée à de l'intime.

Là, qu'est-ce qui vous a motivée ? 
La situation de départ est terrible, mais c'est intéressant de voir comment chacune des sœurs renonce ou pas au fait d'être mère. Ces questionnements sont très troublants. J'ai lu la lettre d'une sœur bosniaque violée qui se demandait si elle avait le droit d'être mère, comment concilier sa maternité avec la parole qu'elle avait donné à Dieu. Ce grand écart est bouleversant : faut-il aller vers la vie ? Est-elle plus forte ? Peut-on garder la foi ?

Quel est votre rapport à la religion ?
J'ai reçu une éducation catholique : mon père était organiste et ma mère faisait des vitraux. J'étais prédestinée, alors j'ai fait ma première communion, mais je n'ai jamais adhéré à la foi. J'avais une autre croyance, dans les personnes, les rencontres, l'amour.
Ça s'est déplacé dans le cinéma. La foi, c'est quelque chose qui vous dépasse, qui s'ouvre.

Comme la danse, que vous avez pratiqué pendant des années ?
C'est un abandon de plein de choses
 et aussi un endroit où l'on décolle du sol. Il y a un sentiment monastique, très ritualisé. Il faut avoir une sorte de foi parce qu'il y a quelque chose de mystique. J'ai été dedans de 7 à 17 ans, jusqu'à devenir professionnelle. Cette éducation très forte m'a souvent portée pour faire des films.

"Le bonheur, c'est vivre un moment de vérité"

Mathilde parle à sœur Maria du bonheur, de ce qui lui manque pour être heureuse. C'est pour répondre à cette question que vous faites du cinéma ?
Ce qui rend heureux, c'est de vivre un moment de vérité. Avoir la sensation de toucher quelque chose. Au cinéma, il faut que le spectateur ait l'impression de se renseigner sur lui-même, qu'il puisse être interactif avec le sujet sans qu'on lui donne de solution ou de point de vue moral… C'est ma quête.

Vos films font toujours la part belle aux femmes de caractère. C'est un acte féministe ou un hasard ?
Ni l'un ni l'autre. Ce qui m'intéresse, c'est la personnalité, la complexité, l'ambiguïté que peut avoir un personnage féminin ou masculin. Mes héros n'ont pas peur d'affronter le tabou. Ils vont dans les zones obscures du désir, dans l'ambiguîté sexuelle, pour découvrir une part aveugle et insoupçonnée d'eux-mêmes. C'est souvent une rencontre qui va complètement les libérer ou les éclairer. Ils perdent le contrôle de ce qu'ils croyaient être la règle, la voie formelle. C'est là que la transgression m'intéresse.

Vous observez cet effet-là chez vous quand vous avez terminé un film ? Vous vous révélez à vous-même ?
Ça me fait toujours quelque chose. Les Innocentes est le film qui m'a le plus chahutée de l'intérieur, de par les rencontres, le fait de vivre en Pologne, de parler avec ces gens… Cette grande interaction a créé un lien affectif particulier. C'est un film très important parce que c'est un tournant, mon premier film historique. La gravité du sujet m'impliquait d'une manière forte. J'avais la responsabilité de toucher au plus profond des êtres. On ne peut pas rater un tel sujet…

De quoi vous a-t-il fait prendre conscience ?
Que le fait de transcender la violence pouvait être la voie pour se découvrir soi-même et inventer sa vie. Même dans une situation qui laisse à penser que tout est bloqué, statufié. C'est une expérience métaphysique de tourner un film en Pologne sur une situation vraie, historique, qui pèse sur vos épaules. Ce n'est pas pareil de faire une distraction.

Vous revenez de Sundance, où le film a été présenté. Quel accueil vous a été fait ?
C'était incroyable : 1 500 Américains debout à la fin avec les larmes aux yeux, complètement bouleversés. On se dit "tiens, les émotions qui m'ont fait faire ce sujet, sa force, est transmissible à 10 000 km de la France, de la Pologne". On se rend compte qu'il se passe quelque chose, une sorte de ferveur.

Les Innocentes, au cinéma le 10 février 2016.

""Les Innocentes", l'histoire vraie d'un tabou de l'Eglise"

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